AccueilLa bibliothèqueArchives2015« … Reusement ! », par Nathalie Barberger

« … Reusement ! », par Nathalie Barberger

Page publiée le 2 juin 2015

De 1940 à 1942, Leiris écrit les quatre premiers chapitres de Biffures, qui ne sont alors que Bifurs. Le changement de titre, avec hésitations et repentirs, interviendra plus tard, et la rédaction des chapitres suivants semble avoir été plus laborieuse et difficile, comme en témoigne le métadiscours anxieux qui hante le texte de Biffures.

Ces quatre chapitres peuvent être considérés comme une petite totalité. D’abord parce qu’ils obéissent au projet initial des bifurs. Ce terme emprunté à la signalétique ferroviaire (il est l’abréviation de bifurcation) désigne un aiguillage, un embranchement : chez Leiris, d’emblée, le bifur tient plutôt du glissement, de la déviation (un déraillement qui permet des associations, des embranchements nouveaux.) Après L’Afrique fantôme et L’Age d’homme, il semble renouer ici avec les jeux du Glossaire, avec cependant cette différence majeure : là où Glossaire nous livre l’énoncé clos, dans un art de la formule, la prose de Biffures s’attarde et bifurque, va de bifur[cation] en bifur[cation], selon un mode erratique (bien sûr maîtrisé). Au court-circuit de la glose, s’opposent les longs et labyrinthiques circuits — voire circonvolutions — d’une phrase longue et, comme on dit, complexe (c’est la première surprise de Biffures : si Leiris aime le mot isolé, souverain, hors syntaxe, s’il pratique l’art du prélèvement, c’est cependant une extraordinaire travail syntaxique que propose la première phrase de Biffures, compliquée de parenthèses et de tirets, une interminable phrase qui longuement diffère, et malicieusement prépare sa chute : « Le soldat était tombé. »)

Ainsi, si ces quatre premiers chapitres apparaissent comme une totalité, c’est moins parce que, selon les mots mêmes de Leiris, ils suivent un « ordre sommairement chronologique » (du bambin babillant à l’enfant lisant) que parce que, dans une perspective à la fois poétique et logique ( ils sont une façon de fable théorique) ils constituent un seuil — le seuil de Biffures, le seuil de La Règle du jeu —, et nous parlent de cette épreuve du seuil qu’est la découverte du langage et l’acquisition, avec péripéties et difficultés, trébuchements, accidents — fussent-ils ceux, minimes, insignifiants, d’un tréma ignoré — d’une langue (ma langue maternelle, pas si maternelle que ça semble nous dire Leiris, voire à jamais étrangère ).

Le premier chapitre — le plus bref— évoque le premier bifur qui revêt une importance toute particulière, celle d’une expérience inaugurale — dans Fibrilles Leiris haussera avec humour cet « épisode » mémorable à la dignité fondatrice d’un cogito personnel— , moins une initiation qu’une révélation. L’enfant a maladroitement laissé tomber son jouet ( le texte prend soin de nous dire qu’il ne l’a pas fait exprès ; reste cependant cette maladresse qu’il aurait pu éviter).Par chance le soldat gisant n’est pas cassé : « …Reusement ! » s’écrie-t-il (se serait-il écrié), mais « quelqu’un de plus averti » le reprend : « L’on ne dit pas ‘ …reusement ‘ mais heureusement ». Et Leiris de commenter :

« Ce mot, employé par moi jusqu’alors sans nulle conscience de son sens réel, comme une interjection pure, se rattache à ‘ heureux’, et par la vertu magique d’un pareil rapprochement, il se trouve inséré soudain dans toute une séquence de significations précises. Appréhender d’un coup dans son intégrité ce mot qu’auparavant j ‘avais toujours écorché prend une allure de découverte, comme le déchirement brusque d’un voile ou l’éclatement de quelque vérité. Voici que de ce vague vocable — qui jusqu’à présent m’avait été tout personnel et restait comme fermé — est, par un hasard, promu au rôle de chaînon de tout un cycle sémantique. Il n’est plus maintenant une chose à moi […] De chose propre à moi, il devient une chose commune et ouverte ».

Révélation donc : ce « …reusement » sorti de la bouche de l’enfant tel un cri, une interjection, un morceau de corps (une façon d’onomatopée, un bruit, une sécrétion corporelle, un énoncé brut et immédiat, inarticulé, dont la force consiste en la forme même de son énonciation) devient soudain un mot qui appartient à une famille, s’inscrit dans une lignée et dans un « cycle » (étymologique et sémantique.) En cela on peut bien dire que ce premier chapitre rejoue — en la transposant sur la scène du langage — une scène de naissance (tel est l’incipit bien connu de l’autobiographie : « Je naquis de… » ) Ici c’est le son qui, redressé en mot, se révèle pourvu de parents et d’aïeux, doté d’une histoire et d’un sens. De même l’énoncé exclamatif est corrigé en assertion : le point final de « Heureusement. », qui mérite bien son nom — la voix d’en haut, comme un décret divin, tombe comme un arrêt — se substitue au point d’exclamation de « …Reusement ! » (il faut bien sûr entendre la typographie). Bref, quand je parle, je m’inscris dans un langage organisé, dont je suis, à mon insu, l’héritier et le responsable (le chaînon) : le langage est une chose déjà là, partagée, commune, socialisée. Je suis un locuteur et un descendant : désormais, vaille que vaille, il va falloir s’intégrer — j’y suis soudain forcé par une reprise — dans une communauté de langue (tel est « le tissu arachnéen de mes rapports avec les autres » qu’évoque le dernier paragraphe de « … Reusement ! » : me découvrant être parlant, serai-je une mouche ?)

Car bien sûr, dans ce premier chapitre de Biffures, il y va, comme dans tout récit d’origine, simultanément et de façon non-contradictoire, d’un gain et d’une perte.

Gain : je ne suis pas tout seul ; ce bifur ouvre (ce premier chapitre est, comme à l’opéra, une ouverture). Perte : l’enfant, repris, est dépossédé de sa langue. Pour accéder au langage, quelque chose doit être exclu, qui, désormais indésirable, tel un phonème étrange et inutile, ne pourra se dire que grâce à l’artifice des points de suspension, quelque chose que la langue commune ne peut pas conserver et dont en même temps — tel est le travail de Leiris sur la langue et son impératif poétique — il faut garder le souvenir.

Dans les trois chapitres de Biffures qui suivent — « Chansons », « Habillé-en-cour », « Alphabet » —ce que va tenter Leiris est de faire entendre à nouveau, dans une fragile restitution au présent (fibrilles d’emblée : des restes, des résidus, un modeste inventaire), ce qu’enfant il entendait lorsqu’il ignorait le sens, se trompait : reconstituer (sans illusion de retrouvailles) par les circuits compliqués de l’écriture et de l’association, ce qu’il entendait, voyait, lisait (on se tient encore une fois sur le seuil, dans une zone indécise, au « bifur » de l’oral et de l’écrit, du visuel et du sonore, tout le contraire de la frontière qui sépare), quand quand un mot mal entendu, mal vu mal lu était une sorte de boîte de Pandore (ou plus prosaïquement, telle est l’expression de Leiris, une boîte à outils) d’où sortaient perceptions, et associations, toutes sortes de questions aussi, une curiosité passionnée pour le vocabulaire (Leiris dit qu’il était envoûté par les mots).

Il ne s’agit donc pas tant de célébrer « un paradis linguistique perdu » (une langue sacrée dont on serait exilé, même si c’est d’histoire sainte qu’il est question et que ce n’est pas si simple : c’est une Genèse profane que nous livrent ces quatre chapitres) que de rendre compte — et cela n’est pas un privilège de poète —d’un rapport magique au langage, quand on écorchait impunément les mots (avant que la faute ne nous tombe dessus).

Dans les dernières lignes du chapitre « Alphabet », je lis ceci :

« Variations d’étiquette reflétant des changements de notions, noms archaïques, signes alphabétiques à l’apparence de clés, mots déformés proposant leurs énigmes : portes entrebâillées par certains éléments du langage ou de l’écriture sur un espace où je perdais pied. Après une longue éclipse, quand l’âge eut commencé de me mûrir, ces phantasmes ont reparu. Alors je retrouvai une seconde enfance, sous le pavillon de la poésie reconnue et pratiquée comme telle, et je goûtai à nouveau […] l’étourdissement provoqué par tant de perspectives démasquées. Mais à la fin tout s’est éteint. Le sabbat s’est figé […] La seule chose évidente est que […] lettres et mots ont pris sagement leur place dans le rang et sont devenus pour moi, ou peu s’en faut, « lettres mortes » après avoir été ressorts cabalistiques d’illumination ».

Dans l’histoire que Leiris nous donne à lire, on se situerait donc dans l’après coup, le désenchantement : ce désenchantement dont le passage à la prose autobiographique serait le symptôme ( ces vingt-cinq années d’écriture et davantage de La Règle du jeu).

Tel est donc le discours explicite, sans cesse reconduit, du prosateur autobiographe : conscience coupable, reniement, oubli, voire lâcheté de celui qui aurait répudié la poésie, et son « arène de vérité » (et sa beauté), l’aurait troquée contre « l’écriture écrivante, la prose raisonnante » Telle est la lamentation funèbre (façon de ci-gît) que, déjà, fait entendre la fin de Biffures : « Nulle flambée poétique ne monte, je perds de vue mon but ultime qu’étouffe la foison de détails. »

A en croire Leiris il y aurait donc le côté du « …Reusement ! », et, tel son ennemi — il faut choisir son camp — celui du « Heureusement. » Ou la poésie (l’idiolecte, la présence, la fulguration) ou la prose (le sociolecte, la représentation, le différé, voire « la rumination anachronique »)

Évidemment ce n’est pas si simple : l’écriture en prose de Leiris — c’est vrai pour La Règle du jeu, Le Ruban au cou d’Olympia, Langage Tangage, A cor et à cri — est marquée de cette tension, effort — extrême exigence, voire passion exclusive — qui consisterait à réussir cette fusion, à garder du « … Reusement ! » dans la langue des « Heureusement. » Et inversement — mais encore une fois nulle contradiction — à ne jamais se satisfaire de la trouvaille d’une formule. C’est ce que Leiris appelle dans Fibrilles — avec humour, mais aussi avec une lucidité attristée par les événements — « le mariage de la carpe et du lapin », soit cet hypothétique mariage, non pas forcé mais convoité, du poétique et du politique, de l’exigence singulière et de l’engagement.

Faire entendre, dans une langue, l’écho d’une autre langue (et que moi, lecteur, je la perçoive), ne se satisfaire d’aucune langue qui serait dite mienne, à laquelle on m’assigne comme à résidence : ainsi Babel, détruite, persiste et musicalement s’obstine dans l’œuvre de Leiris.

Stéphane Mallarmé, Eventail de Madame Mallarmé

(photo J.-L Charmet)

© 2005-2011 Doucet Littérature
Site réalisé avec SPIP, hébergé par l’AUF