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Atelier littéraire 7 décembre 2016, Jacques Doucet « faiseur d’histoire », par Maxime Morel

Page publiée le 17 décembre 2016, mise à jour le 4 février 2017

Atelier littéraire à la Bibliothèque Jacques Doucet, 7 décembre 2016, par Maxime Morel

Jacques Doucet « faiseur d’histoire ». La Grande saison Dada de 1921 à travers les récits de Breton, Aragon et Desnos.

Maxime Morel, est enseignant en Histoire et théorie de l’art, à l’École d’art de Bayonne, il achève une thèse à l’Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne Le surréalisme et son histoire. Essai d’historiographie. Il est l’éditeur des Œuvres complètes de René Crevel, Éditions du Sandre, 2014.

Jacques Doucet, en acquérant nombre de manuscrits, livres, revues, peintures et autres documents emblématiques de l’esprit moderne, apparaît comme un mécène novateur. Mais il ne cherche pas uniquement à collectionner et à réunir, il témoigne d’une volonté de savoir et de comprendre. Il demande régulièrement à ses « jeunes tigres » dadaïstes et surréalistes d’accompagner leurs manuscrits d’un texte explicatif : en somme, il fait de ces auteurs les premiers commentateurs de leur œuvre en cours d’élaboration.

La volonté de saisir ce qui se joue dans la poésie la plus moderne transparaît dans les relations que Doucet entretient successivement avec Breton, Aragon, puis Desnos. Il les emploie comme collecteurs ou bibliothécaires, et les encourage à lui faire la chronique de ce qu’ils sont en train de vivre, constituant par là-même un premier corpus de textes à des fins clairement historiques. Trois écrits, publiés bien après la mort de leurs auteurs, participent de ce mouvement. Les Enfers artificiels, écrit par Breton à la demande du couturier, décrit la saison Dada de 1921. En dehors de ce texte, Breton a adressé à Doucet de nombreuses lettres (éditées en novembre 2016 par Étienne Alain Hubert) dont la porosité avec son œuvre publique, particulièrement Les Pas Perdus, ne fait plus aucun doute. Quelques mois plus tard, Aragon lui envoie en plusieurs livraisons, un important Projet d’histoire littéraire contemporaine, publié par Marc Dachy en 1994. La Grande saison Dada de 1921 occupe également une place centrale dans ce texte. Enfin, en 1927, alors que Breton et Aragon se sont éloignés de Jacques Doucet, ce dernier continue à se passionner pour le surréalisme et engage Robert Desnos comme commentateur du mouvement surréaliste. Le poète rédige pour lui Dada-Surréalisme 1927, qui n’est publié qu’en 1977 par Marie-Claire Dumas.

L’étude de ces trois textes, dans une perspective historiographique, constitue le premier jalon d’une histoire du surréalisme racontée par ses propres acteurs.

Des trois textes présentés par Maxime Morel, celui des Enfers artificiels d’André Breton a soulevé le plus de questions. On se reportera aux pages qu’Étienne-Alain consacre à ce texte dans Lettres à Jacques Doucet, p.34-35). Pourquoi André Breton, ayant écrit un article aigre-doux sur l’exposition Max Ernst, organisée par les Dadas et ouverte le 2 mai 1921, en confia-t-il la publication au journaliste Asté d’Esparbès qui le signa de son nom dans Comoedia du 7 mai ? Occasion de faire de la publicité sans se dévoiler pour « la saison Dada » qui avait « les yeux verts » ? Montrer comment l’intelligentzia parisienne s’était précipitée au vernissage, quitte à y être maltraitée ? Inciter les lecteurs de Comoedia à venir à la « Mise en accusation de Maurice Barrès, annoncée pour le 13 mai suivant à la Salle des Sociétés Savantes ? Dans Les « Enfers artificiels », André Breton fait figurer l’article d’Asté d’Esparbès mais transmet également à Jacques Doucet son manuscrit d’ « Un vernissage mouvementé », dévoilant ainsi le jeu ambigu de cette publication. Nous transcrivons ci-dessous l’article :

La saison « Dada » est ouverte

Un Vernissage mouvementé

Il faut reconnaître que le public s’est pressé plus nombreux que jamais au rendez-vous que lui avaient fixé les dadaïstes. Lundi soir la petite salle du Sans-Pareil, située avenue Kléber, regorgeait de monde. Il s’agissait de nous faire goûter « une nouvelle représentation du monde », car décidément ces jeunes gens ne doutent de rien. Les œuvres du peintre Max Ernst devaient faire les frais de l’aventure. On nous avait dit qu’elles étaient à la peinture ce que le cinéma est à la photographie… Nous aurions pu nous attendre à trouver je ne sais quels tableaux mécaniques, mais point : rien qui puisse rappeler les épures auxquelles ces messieurs de Dada nous avaient habitués jusqu’ici, et encore moins les belles orgies de couleurs futuristes d’autrefois. Ce sont, en l’espèce, des images (un petit nombre d’initiés prétendent leur trouver une grande saveur poétique) qui, pour être tout d’abord moins déconcertantes que des Picasso, sont pourtant inexplicables. A vrai dire, on reconnaît bien ici des formes humaines, des poissons, des figures scientifiques, là des chapeaux, mais l’intention de l’artiste échappe complètement.

D’ailleurs, pour n’en pas perdre l’habitude, on nous a offert un petit spectacle. Avec le mauvais goût qui les caractérisent, les Dadas ont fait appel, cette fois, au ressort de l’épouvante. La scène était dans la cave, et toutes lumières éteintes à l’intérieur de magasin, il montait par une trappe des gémissements à fendre l’âme et le murmure d’une discussion dont nous n’avons pu saisir que quelques bribes :

« Un mot de plus et on t’amène le syllogisme. – Le poème est une asphyxie. – Dans les matches de l’intelligence, c’est toujours la femme nus qui gagne. – Un jeu de hasard installé sur les intestins d’un cardinal. » – etc…etc…

Un autre farceur, caché derrière une armoire, injuriait les personnalités présentes, suivant la vieille méthode des cabarets montmartrois. Parmi les assistants qui furent pris le plus souvent à partie, citons : MM. Louis Vauxcelles, André Gide (qui s’était donné un faux air de Rio-Jim), René Kerdyk, maxime Brienne, Van Dongen, André Lebey, Nicolas Baudin, etc…

Parmi les personnalités épargnées, nous avons reconnu : MM. Duvernois, docteur et Mme Bonniot, M. Crotti, Mme Suzanne Duchamp, . René Clair, M. er Mme Porel, prince Joachim Murat, MM. Charles-Guy Rosey, Bétourné, baronne Frachon, MM. Marcel Herrand, Lucien Daudet, Marcel Sauvage, Marcel Villard, Gérard Rosenthal, Philippe Poldatz, Martin du Gard, Mme Suzy Rapoport, M. Marc Allégret, Mme Hardy-Verneuil, Melle de Bac, Mme Szymkiewicz, Mme Paulette Florand, M. Tony Bouilhet, Mme Rennefer, M. Alfred de Tarde, etc…

Les Dadas, sans cravate et gantés de blanc, passaient et repassaient – André Breton croquait des allumettes, Georges Ribement-Dessaignes criait à chaque instant : « Il pleut sur un crâne. » Philippe Soupault jouait à cache-cache avec Tristan Tzara, tandis que Benjamin péret et Charchoune se seraient la main à chaque instant. Sur le seuil, Jacques Rigaut comptait à voix haute les automobiles et les perles des visiteuses.

Au cours de la séance, on nous annonça que la saison Dada qui venait de s’ouvrir, « avait les yeux verts » mais que « cela ne se passerait pas toujours si gentiment ». – Dada n’émet-il pas la prétention singulière de s’immiscer dans notre vie privée et contrôler tous nos actes ! Pour commencer, et à titre d’exemple, il nous annonce qu’il se constitue en tribunal, et que, le 13 mai, dans la salle des Sociétés Savantes, il met en jugement M. Maurice Barrès, accusé de « crime contre la sûreté de l’esprit » !

Notre éminente collaboratrice, Mme Rachilde elle-même, aurait promis son concours ?...

Sans la gracieuse prévenance de Mlles Granjux, les charmantes libraires du Sans-Pareil, qui eurent l’heureuse idée de nous offrir quelques boissons glacées, il faut avouer que nous serions sortis bien défaillants de cette absurde cérémonie et que nous n’aurions pas eu l’ultime courage d’affronter le sourire du mannequin qui nous présentait à la porte les adieux des dadaïstes…

Asté d’Esparbès

Article d’André Breton, publié dans Comoedia du 7 mai 1921, sous la signature d’Asté d’Esparbès

Après le « Procès Barrès », Asté d’Esparbès reprenant la plume cette fois en son nom, condamne désormais les Dadas :

Sans doute doit-on donner raison à André Breton lorsqu’il affirme, dans « La Confession dédaigneuse » : « On conviendra tout de même de l’inutilité d’écrire l’histoire. On s’aperçoit de plus en plus que toute reconstitution est impossible… »

Stéphane Mallarmé, Eventail de Madame Mallarmé

(photo J.-L Charmet)

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