AccueilJacques DoucetArchivesUn cas de surréalisme, par Marie-Claire Dumas, Brigitte Benoist, Florence Delay

Un cas de surréalisme, par Marie-Claire Dumas, Brigitte Benoist, Florence Delay

Une rencontre imprévue entre Francis Jammes, Robert Desnos et Jean Delay

Page publiée le 9 juin 2012, mise à jour le 30 juin 2012

Doucet Littérature ayant reçu de Mme Isabelle Diu, directrice de la Bibliothèque Jacques Doucet, un accueil favorable pour la tenue dans la salle de lecture de la bibliothèque, 8 place du Panthéon, d’un atelier littéraire, l’occasion s’est rapidement présentée de nous réunir une première fois, le mardi 13 mars, à propos d’un petit incident littéraire, survenu à l’été 1930, impliquant trois auteurs dont les fonds son déposés à la bibliothèque : Francis Jammes, Robert Desnos et Jean Delay.

Les circonstances

Florence Delay, qui classait la correspondance reçue par son père, déclencha les recherches en me signalant la présence d’un billet de Robert Desnos, inséré dans des lettres de Francis Jammes. Les termes n’en étaient point amènes, comme on peut s’en rendre compte par le document ci-dessous :

Francis Jammes, aussi froissé qu’intrigué, soumit ce courrier insultant à la sagacité de Jean Delay, alors interne en psychiatrie à Sainte Anne et bon connaisseur des milieux parisiens, par cette lettre du 21 août 1930, intitulée « Documents » :

« Je vous fais tenir mon cher ami un exemple très curieux de réaction provoqué par une idylle que j’ai récemment publiée et que vous trouverez sous ce pli.

Lisez-la attentivement et puis prenez connaissance de la lettre que j’ai reçue d’un homme qui m’est totalement inconnu ou qui se voile.

J’ai cherché dans un Bottin. Il porte le nom (pas le prénom) d’un membre de l’Académie de Médecine que j’ignorais jusqu’à ce jour – et l’adresse n’est pas la même.

Étudiez. Renseignez-vous au besoin (non que ma curiosité en soit très éveillée) mais je me demande si nous ne sommes pas en présence d’un cas de surréalisme. Votre formation aura à étudier cette forme. »

Votre ami

F. Jammes

21 Août 1930

Pour compléter l’information, confirmons que Les Nouvelles Littéraires avaient publié dans leur numéro du 16 août 1930 « L’Idylle des Bienheureux ou des framboisiers jaunes », datée de mai-juin 1930 par Francis Jammes. De ce texte, repris dans L’arc en ciel des Amours, en 1931, avec une rectification du titre, pour plus de réalisme sans doute, les framboisiers devenant des « framboises », nous donnons ici le début ; René et Renée, après leur dispute, vont faire leur première communion ensemble, puis, passé le service militaire du jeune homme, se marier, fonder une famille et exploiter la propriété familiale :

Nul doute qu’un conflit littéraire opposait les deux auteurs et que Jean Delay fut appelé à la rescousse par Francis Jammes pour débusquer le confrère malveillant. Comme le laisse entendre la lettre suivante du poète béarnais, datée du 29 août :
« Mon cher ami,

Ta lettre – laisse-moi te tutoyer– me parvient au surlendemain d’une course dans mon cher Béarn [...] », Jean Delay lui répondit, mais cette réponse jusqu’à présent n’a pas été retrouvée.

Francis Jammes, poète choisi par Jacques Doucet

Notre curiosité s’est portée sur le fonds Francis Jammes tel qu’il a été rassemblé par Jacques Doucet, avec les conseils d’André Suarès. La biographie du collectionneur C’était Jacques Doucet par François Chapon éclaire son intérêt pour le poète (membre du « quatuor » fondateur de sa bibliothèque, avec Gide, Claudel et Suarès lui-même). Nombre de manuscrits ont été acquis par Doucet (Clara d’Ellébeuse, Ma fille Bernadette, Rosaire au soleil entre autres), ainsi que de précieuses éditions originales (Édouard Graham en commente l’inventaire dans Les Écrivains de Jacques Doucet). Signe de son attachement à l’œuvre du poète, il demanda à Pierre Legrain des reliures originales pour les éditions les plus rares.
Brigitte Benoist nous donne ici un aperçu de ce travail :

En préambule de l’atelier littéraire, nous avons pensé qu’il était intéressant de rappeler l’importance de Francis Jammes dans la bibliothèque littéraire Jacques Doucet et ce, en étudiant les reliures créées pour Jacques Doucet par Pierre Legrain sur les œuvres de cet auteur.

Pierre Legrain a créé et fait exécuter 378 reliures pour Doucet, dont 358 de 1917 à 1919.Vingt-cinq de ces reliures sont faites sur des livres de Francis Jammes, manuscrits, éditions originales sur Chine ou Japon, exemplaires avec envoi. A titre de comparaison, Claudel fut relié vingt-deux fois.

Il est passionnant, en tout cas pour un relieur, d’étudier comment s’est peu à peu défini et affermi le "style" Legrain au cours de l’année 1917.Les reliures des livres de Jammes en donnent une démonstration éclatante (voir les reliures reproduites ci-dessous).

Les premières reliures dessinées par Legrain furent pour des plaquettes de poèmes de Jammes : Pensées des jardins citée par Marie Dormoy, Le poète et l’oiseau citée par Jacques Anthoine-Legrain. Tous deux rapportent la déception de Doucet. Les fins dessins de bambous ou d’oiseau étaient encore trop éloignés de l’envie de Doucet de "reliures modernes pour des livres modernes". Peu à peu, après quelques reliures qui n’auront pour tout décor que quelques lignes droites de couleur, des filets poussés sur les plats, se mettront en place les éléments qui constitueront le génie de Pierre Legrain, relieur : dos long sans nerf, dessin de lignes droites et courbes décentrées qui se poursuivent à l’intérieur des plats, caractères bâton, utilisation quasi exclusive du maroquin, une ou deux couleurs, en camaïeu si les couleurs sont plus nombreuses, ajouts d’éléments précieux comme les aplats d’or.

Les premiers projets exécutés maladroitement trouveront en étant façonnés par de grands relieurs tel que René Kieffer, une perfection formelle qui accroît leur modernité. La comparaison avec les cinq reliures créées sur des œuvres de Jammes pour un autre collectionneur, Pierre Legrain revenant à des décors plus figuratifs, permet d’affirmer que Jacques Doucet n’a pas seulement souhaité la création de la reliure moderne. Il a aussi par sa préférence pour les décors épurés, allusifs, où la géométrie est adoucie par la ligne courbe et la préciosité des matériaux, contribué à son invention.

Ouvrage de référence :
Pierre Legrain relieur, Répertoire descriptif et bibliographique de mille deux cent trente six reliures. Librairie Auguste Blaizot ,1965.

Francis Jammes et Jean Delay

Dans ses trois lettres à Jean Delay (datées du 21 août, 29 août et 10 septembre 1930) , Francis Jammes s’adresse au jeune expert en psychiatrie, et lui apporte en quelque sorte du grain à moudre, avec « un cas de surréalisme », qui devient vite sous sa plume un cas d’imprégnation diabolique.
La parole est à Florence Delay qui évoque l’admiration que son père a pu avoir à l’égard du poète ainsi que ses propres souvenirs de lecture :

« Le Deuil des primevères, Clara d’Ellébeuse, Almaïde d’Etremont, Pomme d’anis, Le Roman du Lièvre etc., nombreux étaient les livres de Francis Jammes dans le bureau de mon père à « Miradour », la propriété des Landes où André Gide séjourna quelques jours l’été 1948 (?). C’est de là qu’ils iront à Hasparren rendre visite à Madame Jammes, maison Eyhartzea. Ces livres se trouvent aujourd’hui dans ma bibliothèque de Biarritz. Je retiendrai les trois portant une dédicace.

Cloches pour deux mariages : « à Monsieur et Madame Foltzer, de tout cœur, 10.11. 23 ». Marie Foltzer née Mihura était la sœur de ma grand-mère.
Le poète rustique : « au docteur Delay, dont la grande science égale la bonté, merci. Hasparren, 15 mai 1928 ». Il s’agit de mon grand-père, chirurgien à Bayonne, où la clinique qu’il avait fondée peu avant la Grande Guerre porte encore le nom. Mon grand-père était réputé pour avoir opéré tout le Pays basque ! Le remerciement fait sans doute suite à une intervention réussie…

L’école buissonnière ou Cours libre de proses choisies : « à Jean Delay, amical hommage du maître d’école, 20.3.1931 ». C’est au tour de mon père d’entrer en scène. L’affaire qui nous occupe ce soir date de 1930 : mon père avait alors vingt-trois ans. Bachelier à quinze ans, il avait obéi à son père en entreprenant des études de médecine qui devaient le conduire à la chirurgie. Heureusement, la découverte de la psychiatrie le sauva. Reçu au concours des Hôpitaux de Paris en 1928, le jeune interne s’orienta donc vers la psychiatrie, au grand dam de son père qui espérait voir son fils unique lui succéder à la tête de la clinique Delay.

Aux yeux d’un adolescent bayonnais épris de littérature et de poésie, il flottait autour du patriarche d’Hasparren une sorte d’aura. D’abord, parce que sa mère adorée collectionnait les livres pieux du « converti » de La Bastide Clairance — trois volumes des Géorgiques chrétiennes, Monsieur le Curé d’Ozeron, L’Église habillée de feuilles. Ensuite, à cause des « visiteurs d’Orthez », la ville où vécut Jammes avant d’émigrer pas très loin…à Hasparren. Que d’écrivains prestigieux avaient fait le voyage à Orthez ! Albert Samain, André Gide, François Mauriac, Anna de Noailles, Paul Claudel, et j’en passe. Mais aux yeux de Jean Delay, Jammes s’auréole surtout, du moins c’est ce que je crois, de l’affection que lui porte Rainer Maria Rilke et du portrait qu’il fait de lui dans les Carnets de Malte Laurids Brigge. Portrait d’un poète « différent », paisible, non maudit, sans fureur, sans pauvreté, bref, heureux. Les Carnets de Malte Laurids Brigge ont été le bréviaire de jeunesse de mon père. Il s’est identifié au poète de vingt-huit ans si seul à Paris, marqué par la peur, les peurs de l’enfance et des hôpitaux parisiens, qui franchit les portes de l’hôpital de la Salpêtrière pour consulter. Jean Delay, lui, sera interne à la Salpêtrière au début des années trente. Il la décrira dans La Cité grise, son premier livre, qu’il publia sous le pseudonyme de Jean Faurel.

Extrait des Carnets de Rilke sur Jammes :

« Vous ne savez pas ce que c’est un poète ? Verlaine… Rien ? Cela ne vous rappelle rien ? Non. Vous ne l’avez pas distingué des autres que vous connaissiez ? Vous ne faites pas de distinctions, je le sais bien. Mais c’est un autre poète que je lis, quelqu’un qui n’habite pas Paris, un poète tout à fait différent. Quelqu’un qui a une paisible maison dans la montagne. Quelqu’un qui résonne comme une cloche dans l’air pur. Un poète heureux, qui parle de sa fenêtre et des portes vitrées de sa bibliothèque qui reflètent pensivement de beaux lointains solitaires. C’est exactement le poète que j’aurais aimé devenir, car il connaît bien les jeunes filles et j’aurais, moi aussi, bien aimé les connaître. Il connaît des jeunes filles qui vivaient il y a cent ans ; et il importe peu qu’elles soient mortes, car d’elles il sait tout. Et c’est le principal. (…) Oh ! l’heureux destin que d’être assis dans la chambre silencieuse d’une maison de famille parmi les objets paisibles et sédentaires et d’entendre dehors dans le jardin léger aux frondaisons vert clair les mésanges essayer leurs chants et dans le lointain sonner l’horloge du village. »

Enfant, comme beaucoup d’enfants, j’ai appris par cœur :

J’aime l’âne si doux,

marchant le long des houx.

Il prend garde aux abeilles

et bouge ses oreilles ;

et il porte les pauvres

et des sacs remplis d’orge.

Profitons de la rime pour écouter l’accent béarnais de M. Jammes, accent nasillard d’où le sobriquet de Monsieur Canard, « étonnante trompette nasale » selon Jean Cocteau ! Il fait rimer pauvre et orge, jaune avec Bayonne et couronne ! Il fait aussi rimer bête et poète :

Je l’appelle Amaryllia. Est-ce bête !

Non, ce n’est pas bête. Je suis poète.

Sans inquiétude, il se compare à l’âne (que mon amie croit bête / parce qu’il est poète), ou à la bécasse. J’avoue qu’aimant autant les ânes que les bécasses ce n’est pas pour me déplaire. « Je contemple sans désir d’intelligence, expliquait-il, et c’est ainsi que Dieu se révèle à moi. »

Jeune fille, j’ai aimé ses jeunes filles, l’ancienne, la passionnée, l’infirme, la folle. On a beau vouloir rayer du dictionnaire de la vie le mot « mademoiselle », les demoiselles seront toujours des héroïnes enchantées. Du moins dans les livres, de Chrétien de Troyes à Jean Giraudoux. Pour mes quinze ans, on m’a offert une guitare. Je chante les chansons de Georges Brassens dont je connais le répertoire par cœur, accompagnée de ma guitare. En particulier le poème des « mystères douloureux » que Brassens mit en musique :

Par le petit garçon qui meurt près de sa mère

Tandis que les enfants s’amusent au parterre

Et par l’oiseau blessé qui ne sait pas comment

Son aile tout à coup s’ensanglante et descend

Par la soif et la faim et le délire ardent.

Je vous salue Marie

Nous voilà loin de Robert Desnos, mais j’y viens, j’y viens. On ne l’a pas attendu pour se moquer. Un chroniqueur littéraire du Petit Dauphinois annonce dès avril 1913 : « La littérature catholique s’est, paraît-il, enrichie de trois grands hommes nouveaux : deux poètes en vers, MM Francis Jammes et Paul Claudel, et un poète en prose, M Charles Péguy ». Un journaliste de La Volonté écrit en octobre 1925 : « M Francis Jammes fut converti par Paul Claudel et le rude montagnard des Pyrénées troqua son gourdin contre un cierge, son pipeau contre un mirliton, et comme devait le dire plus tard la comtesse de Noailles, il ne nous donna plus, au lieu de rosée, que de l’eau bénite. »

De son côté, pour se défendre ou se protéger, Francis Jammes a tôt diabolisé les « littérateurs malades ». En témoigne un article paru dans « La Croix de Paris », en juillet 1917, où il raconte avoir relégué certains ouvrages sur des rayons de sa bibliothèque qu’il nomme « la champignonnière suspecte » ! Avec le temps, il devient plus radical. Selon un témoignage de Madame Jammes, il finit par jeter les ouvrages qu’il juge immoraux dans le Gave, puis dans le petit ruisseau d’Hasparren, par dizaines, aussi précieux fussent-ils par la reliure ou la dédicace, « une fortune ! » disait Ginette Jammes. Les avait-il seulement lus ? A en croire le témoignage de Pierre Espil, charmant poète et critique d’Hasparren, Jammes ne lisait presque aucun des livres qu’il recevait, et quand il ne les noyait pas les distribuait autour de lui. Il semblerait que sous son béret basque lui soit venue, avec sa longue barbe, la petite vanité.

Ce qui me frappe dans sa réaction au billet bleu de Robert Desnos — qui réagit lui-même à la parution d’une « idylle » il faut bien l’avouer débile — c’est qu’il n’en appelle plus à la diabolisation mais à la pathologie. Un « fou » blesserait-il moins sa vanité qu’un « diable » ? Le vieil homme, car Jammes alors paraît bien plus que ses soixante-deux ans, ne trouve qu’un jeune homme de vingt-trois ans auquel confier le « cas » : Jean Delay, allié supposé à cause du tralala de Bayonne, et parce qu’il est déjà psychiatre. Il n’a pas tort. Les amours poétiques de J.D ont pris du retard avec la médecine. J.D. est en retard sur la vie présente de la poésie. Il en est resté à Rilke. Il aurait pu aimer le mouvement surréaliste. Le mouvement lui a-t-il fait peur ? Ou bien était-il déjà trop engagé dans les risques et périls vitaux encourus par les grands malades qu’il soignait pour refuser les risques et périls de l’imaginaire ? Je ne sais. Et je passe la parole.

Deux sonnets de « Monsieur Jammes » choisis par Jacques Roubaud (sans doute à cause de l’humour, qui n’est pas la qualité première attribuée à leur auteur). Ils sont extraits des « Poèmes inédits et isolés » dans Œuvres de Francis Jammes, en 4 volumes, Mercure de France, 1923-1938.

Dandysme

Il rêvait tout enfant d’une boite de fil

Qu’il avait entrevue un jour chez la comtesse :

Un indien avec un soleil sur la fesse

Gauche et que regardait un serpent de profil.

Superbement campé, un tout nu sans coutil,

Ce sauvage tirait de l’arc avec adresse

Si bien qu’il envoyait – tout juste à son adresse –

La flèche dans l’œil droit du grand python subtil.

Et cet enfant rêveur qui se curait les ongles,

Dandy futur, était scandalisé de voir

L’anthropophage nu montrant son cul aux jungles :

Mon père, pensait-il, se met en habit noir.

Quand il fut plus âgé, ce Dandy sur l’échine

De cet indien mit un peu d’encre de Chine.

Les quatre demoiselles Ducos

Un nasillement doux. C’est elle et c’est assez

Ni poitrine, ni bras, ni jambes, ni cervelle

Dieu bon mit un corset à son corps de javelle

Et pour la douce enfant créa les cétacés.

La seconde a des yeux de chinoise sensés.

Et ces yeux-là feraient au Japon des fidèles

Car ils ont la couleur des soupes d’hirondelles.

On dit que c’est très bon, ma cousine. Excusez.

La troisième des sœurs ressemble aux Philis douces

Qui, près des vieux châteaux, s’étendant sur les mousses

Semblaient être les fleurs vivantes du gazon ;

Et la petite Ady que tout le monde vante

A l’air, lorsque son corps s’ajoute à sa raison,

D’un petit papillon plus gros qu’une éléphante.

Et un sonnet de Robert Marteau
(Registre, daté 31 décembre 1993)

De ses vers délicieusement faux Francis

Jammes couvrait son papier, dont l’encre pâlie

Est teinte encore des fleurs des prés. Il aimait

Battre, avec son chien, les buissons comme les haies,

Lever le lièvre, escorter le buisson jusque

Sous le couvert. Il n’habitait pas à Paris,

Mais allait à pied, son fusil en bandoulière,

Regardant l’alouette au-dessus du Béarn

Répéter en chantant le signe de la croix.

Ecoutant l’âne braire ou le suivant des yeux

Quand il portait vers Orthez le lait et les œufs ;

Se souvenant, déjà vieux, des jeunes laitières,

Et se demandant comment et pourquoi si vite

Tout avait passé sans qu’il ait rien pu saisir. »

Merci donc à Florence et à Jacques Roubaud pour ce bain de poésie. Avant d’en venir au conflit de 1930, un regard sur l’attitude des surréalistes à l’égard de Francis Jammes n’est pas inutile.

Les surréalistes et Francis Jammes

Au début du XXe siècle, Francis Jammes dominait la poésie française. Aussi tout adolescent curieux de littérature ne pouvait que le lire, voire s’en inspirer. Ainsi André Breton, en 1914 (il a dix-huit ans), écrit-il à son ami Théodore Fraenkel qu’il goûte « la grâce à dessein puérile » des poèmes de De l’Angelus de l’aube à l’Angelus du soir, ou de Clairières dans le ciel (lettre citée par Marguerite Bonnet dans André Breton, naissance de l’aventure surréaliste, p.42).

Toutefois avec l’émergence du mouvement Dada à Paris, l’image de Francis Jammes parmi les jeunes de Littérature ne va pas tarder à décliner. Aragon, dans une note de lecture, en août 1919 : « ‘Francis Jammes : La Vierge et les sonnets’ », dénonce avec humour le déclin du poète, dont le catholicisme militant ruine l’inspiration. Les jeunes filles « n’aiment plus que les fleurs artificielles un peu poussiéreuses dont on pare les autels. Elles chantent sans grâce des cantiques longs et ennuyeux qui ne possèdent pas même le charme de la naïveté. »

Quand, en 1921, Littérature procède à la « liquidation » des célébrités qui font autorité, Francis Jammes est sévèrement « déclassé » : entre le -15 d’Aragon et le -25 de Tzara (la note la plus basse dans l’échelle des évaluations), il n’est positivement noté que d’un +1 par André Breton et d’un +7 par Éluard. Ce dernier gardera son attachement à Jammes, dont quatre poèmes extraits de De l’Angelus de l’aube à l’Angelus du soir figurent dans l’anthologie de 1947, Le meilleur choix est celui que l’on fait pour soi-même (1818-1918).

Enfin l’enquête lancée en décembre 1924 dans le premier numéro de La Révolution Surréaliste, « Le suicide est-il une solution ? », suscite une réponse accusatrice de Francis Jammes qui est en retour violemment critiquée. Le poète d’Hasparren répond en effet : « La question que vous posez est d’un misérable et, si, jamais un pauvre enfant se tue à cause d’elle, ce sera vous l’assassin ! » Marguerite Bonnet (op. cit. p.376-377) note qu’il n’a pas été le seul à prendre la question pour une incitation. La revue réplique : « Il paraît, à en croire ce bouffon de Jammes, que poser la question du suicide, c’est la résoudre […] ».

Dirai-je ici que Francis Jammes a peut-être quelque remords inconscient d’avoir consacré en 1899 son célèbre roman Clara d’Ellébeuse ou l’histoire d’une ancienne jeune fille à deux suicides en chaîne, la jeune Clara se suicidant près de la tombe de Laura, qui s’est elle-même suicidée ? Voici les derniers mots du roman : « Elle ferma les yeux, but le laudanum d’un trait, et resta là. / Ainsi mourut Clara d’Ellébeuse, à l’âge de dix-sept ans, le dix mars 1848. Priez pour elle. » La jeune fille est présentée sous des traits si attachants que le roman donne à son suicide une vénéneuse douceur, somme toute plus dangereuse que la question abrupte de l’enquête surréaliste. Deux des trois lettres de Jammes à Delay font directement allusion à cette enquête : « Les surréalistes dans des revues qu’ils m’ont adressées poussaient les jeunes gens au suicide » (29 août 1930). « J’ai brûlé l’abominable revue », ajoute-t-il le 10 septembre 1930 – ce qui laisse penser que cet acte d’exorcisme a eu lieu entre le 29 août et le 10 septembre. En réduisant en cendres cette revue diabolique, Jammes se lavait-il aussi de son ancienne fascination pour le suicide ?

Robert Desnos et Francis Jammes

C’est en 1919, alors que Jammes se porte candidat – sans succès – à l’Académie française, que Desnos lui consacre un de ses « prospectus », qui ne fut pas alors publié. Le voici :

J’entrai dans le grand magasin

au rayon de la quincaillerie

le commis lisait Francis Jammes

et pendant deux heures il me fit la réclame

en alexandrins

Il consentit enfin

à me vendre un piège à rat.

Quand je sortis il faisait nuit,

une femme fardée m’accosta :

Elle avait lu Francis Jammes

et pendant deux heures elle me fit la réclame

en alexandrins.

Elle avait une carte qu’elle montra :

Elle était

BREVETÉE S.G.D.G.

Inspiré par une formule figée de l’usage quotidien, ce prospectus fait une réclame humoristique au poète béarnais, en lui procurant des fréquentations de bas étage ou même douteuse : le commis de magasin ou la prostituée des rues. Mais rien n’empêche de penser que ce commis pouvait être aussi Robert Desnos lui-même, qui, en 1919, assurait sa subsistance par de petits métiers. Comme Breton, il lisait lui aussi Francis Jammes.

Autrement dit, s’il se déclarait dans ses « Prospectus » adepte d’Apollinaire et de Tailhade, il ne méconnaissait pas (sans en faire l’éloge) Francis Jammes.

Entré en 1922 dans le groupe surréaliste, Desnos partagea le point de vue critique collectif – d’autant plus radicalement que les positions catholiques affichées de Jammes ne pouvaient qu’irriter son anticléricalisme viscéral. Cependant en 1930, Desnos ne fait plus partie du groupe surréaliste et pour comprendre sa réaction à « L’Idylle des Bienheureux », il faut revenir aux Nouvelles littéraires. Le 26 juillet 1930 la revue entamait une enquête sur « la littérature paysanne et populaire », inaugurée par une lettre de Francis Jammes à Henri Pourrat, qui venait de publier Le Pavillon des amourettes, considéré par certains critiques comme « un pur essai de populisme ». Jammes saisit l’occasion pour faire une leçon magistrale sur ce que doit être la littérature destinée au peuple : « Le peuple intelligent ne saurait se satisfaire d’une littérature écrite en langage peuple dont le vulgum pecus s’enchante, voire avec l’Académie. Ce qu’il ressent du grand art provient précisément de ce qu’il ne s’exprime comme lui qu’en apparence, et qu’il y a QUELQUE CHOSE DE PLUS […] Il ne faut donc pas, mon cher Pourrat, tendre vers le populisme […] mais à cette divine simplicité. » Et il poursuit, pour faire bonne mesure, en doutant qu’une œuvre « aussi savamment primitive [que celle de Pourrat] puisse séduire la masse du peuple, mais seulement les écrivains les plus avertis et cette élite des humbles que tout poète a heureusement rencontrée, et qui, avec l’aristocratie, constitue notre fonds le plus solide opposé au bourgeoisisme de Joseph Prudhomme et au populisme de Rocambole, que je rejette l’un et l’autre. » À cette lecture, l’amateur inconditionnel de littérature à la Rocambole ou à la Fantômas qu’était Desnos dut sentir sa bile s’échauffer. Il fallut la publication de l’ « Idylle des Bienheureux ou des framboisiers jaunes » pour que sa colère éclate dans le billet insultant du 15 août.

De l’importance d’avoir raison ?

L’incident n’eut d’autre suite, semble-t-il, que de conforter Jammes dans ses points de vue. D’un côté, son ami Maurice Martin du Gard, directeur des Nouvelles littéraires, lui avait confirmé que l’insolent était « un surréaliste de la plus belle eau ». Et la revue qui avait publié dès le 28 juin l’« Idylle toulousaine ou la nouvelle Isaure », poursuivit en publiant le 20 septembre la « Lettre à Lamartine » – « cette merveille qui je crois domine parmi mes poèmes », dit Jammes à Delay dans sa lettre du 29 août–, puis l’ « Idylle du braconnage », le 11 octobre, et enfin, l’ « Idylle du prodigue », le 15 novembre. Le genre de l’idylle apparaissait ainsi comme l’exemple canonique du récit poétique à destination du peuple raffiné. Elles on été recueillies dans L’arc en ciel des Amours en 1931.

D’autre part, sa correspondance avec Jean Delay le montre sûr de sa compétence. « Avoue tout de même j’avais porté sur un inconnu un diagnostic assez sûr », lui dit-il dans sa dernière lettre. En « D*** – car il ne cite jamais le nom de Desnos in extenso, crainte sans doute d’une contagion par le diable, mot qui commence aussi par « d »– il a « débusqué l’imprégné ». « C’était bien une réaction diabolique », ajoute-t-il. Il conclut : « Au risque de passer pour un moine du IXe siècle il faut oser regarder ce qui est, l’étudier, s’avouer que de telles psychoses sont surnaturelles. Si je t’écris ainsi, mon cher petit, c’est que je te sens admirablement doué et que si jamais tu deviens le chef d’une Ecole d’où la théologie ne sera point bannie mais remise en honneur et peut-être à la mode je serais tout heureux de t’avoir signalé quelques sujets tels que D¨. / J’ai brûlé l’abominable revue. / Je suis avec toi de tout cœur. / F. Jammes. »

Jacques Doucet vers 1913

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