Stanislas Rodanski, 1927-1981, De la lumière à l’ombre, de l’ombre à la lumière
Longtemps son nom ne fut que celui d’un fantôme, le mythe d’un poète maudit dont on ne savait rien sinon qu’il avait traversé le surréalisme comme le météore qu’il fut peut-être, abandonnant quelques traces hautaines deci-delà, entre deux blocs de silence. Le personnage était entouré d’une aura sulfureuse, non dénuée de prestige pour certains, très peu. C’est au milieu des années 60 qu’une nouvelle génération de jeunes gens, attirés comme lui à leur âge par le surréalisme, commença une approche d’autant plus difficile qu’à cette époque Rodanski était enfermé dans un asile du côté de Lyon, croyait-on savoir. Alain Jouffroy dans Le Temps d’un livre ( Gallimard, 1966) puis Julien Gracq dans sa préface à La victoire à l’ombre des ailes (éd. du Soleil noir, 1975), seul livre publié du vivant de Rodanski, dynamisèrent les recherches, les publications en revue et en plaquette. La récollection de ses écrits par son ami de jeunesse Jacques Veuillet et leur transmission à la bibliothèque Doucet d’une part, la fréquentation du poète à la fin de sa vie et l’immense travail biographique mené par Bernard Cadoux et Jean-Paul Lebesson d’autre part permettent aujourd’hui d’en savoir beaucoup sur un homme dont les textes et la vie reflètent la même fulgurance, la même sensation d’absolu.
Il naît Stanislas Bernard Glücksmann le dimanche 30 janvier 1927 à Lyon. Sa double appellation Rodanski/Glücksmann, dont il jouera beaucoup, est peut-être à l’origine de ses divers et nombreux pseudonymes : Arnold, Lancelo, Astu, Nemo, Tristan, Domino Faber, etc. Ses parents divorcent trois ans plus tard. Ses grands mères s’occupent de lui. Scolarité dans des établissements privés à Chamonix, Megève où en 1942 il aurait fait la connaissance du peintre surréaliste Jacques Hérold. Premiers écrits. Ne se présente pas au baccalauréat.
8 novembre 1944 : Rodanski est raflé à Saint-Dié et envoyé en camp de travail en Allemagne. Il en revient en mai 1945. Monte parfois à Paris d’où il écrit à André Breton en 1946. S’inscrit à l’école des beaux-arts de Lyon où Jacques Veuillet fait sa connaissance et devient son ami.
1947-1953 : séjours partagés entre Lyon et Paris. Fréquente les surréalistes regroupés autour d’André Breton, signe le tract Rupture inaugurale, participe (plus ou moins) à l’élaboration de l’exposition de 1947, fait partie du comité de rédaction de la revue Néon dont il a trouvé le titre et où il publie ses premiers textes : “A perte de vue” et “Au voisinage des tableaux de Jacques Hérold”. De comportement vagabond et parfois violent, il est plusieurs fois interpellé, arrêté, interné. En novembre 1948, il est exclu du groupe surréaliste avec entre autres Sarane Alexandrian, Victor Brauner, Alain Jouffroy et Claude Tarnaud pour activité fractionnelle. Vie errante entre Lyon et Paris, violences, arrestations, internements d’abord à Perray-Vaucluse en janvier 1949, puis en août à Villejuif, jusqu’en octobre 1952. C’est là qu’il rédigera ses textes les plus ambitieux : Substance 13, Requiem for me, la Lettre au Soleil noir, Lancelo, La victoire à l’ombre des ailes, etc. Rendu à la liberté, ses tentatives de vie autonome et d’insertion sociales s’avèrent impossibles.
31 décembre 1953 : il accepte son internement à la maison de santé Saint-Jean de Dieu à Lyon. Il n’en sortira pas jusqu’à sa mort, le 24 juillet 1981, sauf un après-midi avec Bernard Cadoux et Jean-Paul Lebesson qui l’ont rencontré en 1977 pour un tournage sur l’enfermement et qui réalisent sur et avec lui le court métrage Horizon perdu. Durant toute cette période (la moitié de sa vie !), il aura reçu quelques rares visiteurs, notamment Jacques Hérold, Jacques Veuillet. Il y a rempli d’innombrables carnets d’écrits stéréotypés qu’il appelait sa « doctrine » où abondent les traces d’une mémoire livrée à elle-même.
Stanislas Rodanski, figure de proue du vaisseau fantôme
Le 1er avril 1950, Stanislas Rodanski écrit à André Breton une de ces lettres où la déférence n’a d’égale qu’une poésie insaisissable, mélange d’imagination et d’aperçus sur le monde qui l’entoure – en l’occurrence, une vitre de fenêtre de l’hôpital de Villejuif où il séjourne depuis quelques mois. Dans cette lettre, il n’hésite pas à demander à Breton l’anthologie de ses poèmes parue en 1948 chez Gallimard. Soixante-trois ans après, ce sont ses propres poèmes qui paraissent chez le même et prestigieux éditeur. Il n’y a là nulle coïncidence mais l’irrépressible travail du temps (« qui donne à chaque chose son prix », disait Voltaire).
Poète, Stanislas Rodanski l’est absolument, autrement dit dans tout ce qu’il écrit – poèmes, lettres, journaux, textes autobiographiques, élucubrations, tentatives romanesques – mais aussi dans la façon dont il conduit son écriture : de plus en plus en s’y abandonnant (d’où parfois cette impression de laisser-aller). Le jugement, la conscience laissent passer le flux d’une pensée qui s’est nourrie de connaissances immédiatement intégrées (la littérature y côtoie la philosophie, les mythes d’Orient se mêlent à ceux de l’Occident), resurgissant – on pourrait presque dire “régurgitées” – au gré d’une inspiration tourmentée par l’insoluble question du « qui suis-je ? ».
En miroir de cette question, les existentialistes avaient répondu par le « Je suis ce que je fais » que n’a pas éludé Rodanski (qui utilise à leur endroit l’expression réitérée et assez mystérieuse d’« existentialistes annihilistes »). La vie de Rodanski n’a rien de poétique : encombrée de frasques en tout genre, d’interpellations et d’enfermements divers, elle s’est conclue par un retirement du monde comparable à celui d’Hölderlin : il dura la moitié de son existence, ce que Stan avait d’ailleurs prophétisé : « On publiera un jour le reportage de ma vie que je tiens déjà par le titre : du milieu de l’aventure au bout du monde », avait-il écrit à son ami Claude Tarnaud.
Sentences couperets, images éblouissantes, récits envoûtants comme des films, l’œuvre de Rodanski traduit une irréductibilité de l’être cautionnée par une existence marquée par tous les refus, y compris celui de l’existence même (« la vie, cette propagande pour le suicide », peut-on lire dans un de ses journaux). Son acceptation de la folie, que seule la légèreté pourrait faire passer pour volontaire, s’inscrit dans une détermination mystérieuse à ne vivre que ce qu’il était. Cette détermination se lit en filigrane de tous ses écrits, et c’est bien pourquoi la figure de Rodanski peut apparaître comme un recours et un secours dans un monde où, comme disait Artaud, « c’est la vie elle-même qui s’en va ».
Ainsi s’explique peut-être le succès (n’exagérons rien, mais…) du recueil Je suis parfois cet homme, réimprimé trois mois après sa première édition ! Comme si le monde se rendait compte tout d’un coup, dans le chahut et le chaos ambiants, qu’il avait besoin de la parole vraie, de la geste haute de cet homme perdu que fut Stanislas Rodanski.
François-René Simon
- Première page de "A l’ombre des Ailes" (BLJD)
- Page de "Substance 13" (BLJD)
- Dessin (BLJD)