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Ondes, par Catherine Maubon

Page publiée le 9 juin 2015

Lorsqu’au cours de l’été 1985, passé comme il en avait l’habitude, en Suisse, au bord du lac de Thoune, Leiris entreprend la rédaction de Ondes , il a depuis longtemps déjà renoncé à l’apparente linéarité du discours autobiographique. L’ambition totalisante, le besoin de cohérence et de plénitude qui en alimentaient le fantasme, ont laissé place au peu de chose – fibrilles, brindilles, glanes – dont la poésie a accepté de faire son lot.

Poésie qui n’est plus abri contre le temps et moins encore écran contre la mort, mais écho d’une dislocation contre laquelle lutter jour après jour, en attendant l’échéance finale. Le moment est loin où le jeune surréaliste pouvait tout à son aise « (sans menace d’aucune sorte) spéculer sur le grand thème de la mort » (Fourbis). Après avoir été des décennies durant une entité abstraite habilement tenue à distance, la durée est devenue l’espace quotidien où s’usent et s’effritent le corps et son environnement. Un vide auquel – et c’est une question de chance – il est parfois possible d’extirper un fragment de réalité, un instant vécu avec l’intensité de ce qui, pour être dérisoire, n’en est pas moins l’ultime raison d’être.

Voguant au plus bleu de ma tête

les beaux flocons

que je m’attache à capter

mais qui, bulles de mots,

se volatilisent

à l’instant où je crois les avoir fixés. CUMULUS

Dans le petit volume publié fort heureusement aux Éditions Le Temps qu’il fait, il ne reste rien de la toute puissance ni des « ressorts kabbalistiques »d’un langage qui pensait pouvoir se passer du monde dans sa folle ambition de le refaire. Paradoxalement, c’est au moment où la réalité, réduite à ses dimensions primordiales, lui échappait de toutes parts, que le poète est allé à elle comme à l’ultime source d’inspiration. Une réalité – que l’on ne s’y trompe pas – qu’il ne s’agissait pas de reproduire mais de saisir au niveau du contact le plus originel, celui de l’air qu’on respire, du temps qu’il fait…

Dans les brèves et cursives annotations des trente-quatre poèmes du recueil, la mort, non plus objet de scandale et encore moins affaire personnelle, et la durée qui y conduit se reflètent dans le spectacle du milieu où nous naissons, vivons et mourons comme ce qui nous entoure. Instant réconciliateur certes, mais aucunement fusionnel. D’un ordre à l’autre, du naturel à l’humain, Leiris n’a pas découvert à l’improviste un rapport d’équivalence, la reproduction d’une identité mais la possibilité d’instaurer une relation analogique à l’intérieur de laquelle dire ce qui l’empêchait de vivre le peu qui lui restait à vivre :

Lac,

bois et prairies,

masses de terre ou de roc,

le site

à l’image duquel j’aimerais dresser

un décor issu

des strates déposées en moi par les temps,

mes temps de plus en plus estompés. THUNERSEE

Mais que sont ces Ondes qu’animent non pas les mots – ainsi qu’il en est allé pour grande part de la poésie leirisienne – mais certains instants ou états atmosphériques ? Trente-quatre poèmes qu’en prolongeant l’analogie, l’on pourrait qualifier de cyclothymiques dans leur alternance de vers courts et longs, de rythmes pairs et impairs, de phrase nominale et de syntaxe verbale, de registres euphorique et dysphorique :

Sans fracas

la ténèbre se dissipe et,

la bouche s’éveillant,

l’enfer pour un peu deviendrait paradis ECLAIRCIE

À travers l’observation des lois qui en scandent les mouvements, la définition d’une météorologie subjective, labile comme le climat lacustre dans lequel le poète se reflète. Ce qui ne veut pas dire, encore une fois, complaisance ou abandon à une chimérique recomposition de l’unité perdue mais, dans un échange réciproque, questionnement et approfondissement de la relation dehors-dedans :

Muré

dans l’aridité

que n’amollit en rien

la vue chaque jour rafraîchie

du paysage

dont des millénaires ont tracé les lignes,

je cherche à me ressembler. SEC

S’ils apparaissent privés de marques référentielles circonstanciées, le lac et, plus généralement, le milieu naturel n’en existent pas moins (et sur cela aucun doute). La quasi-totale oblitération des traces anecdotiques ou descriptives n’impliquent pas plus la disparition de l’espace de la représentation que celle du sujet :

Par des chemins à découvrir

Escalade rude et de sens douteux,

Mon problème :

Grimper – sans gros souliers –

A ma cime OBERLAND

Mais alors, comment s’effectue le passage de la nature à l’humain ? En d’autres termes, comment Leiris s’y prend-il pour figurer ce rapport qui n’ajoute rien à la connaissance de chacun des termes pris séparément (et tel n’est pas son propos) mais ne tend qu’à un seul acquis, établir de l’un à l’autre, du naturel (limité à l’isotopie météorologique des titres) à l’humain (seul objet des poèmes), le lien qui permet à chacun des deux ordres d’être comme l’autre, ce qui ne veut pas dire être l’autre (depuis longtemps Leiris « sait trop bien que “je” n’est pas un autre » Le Ruban au cou d’Olympia ) mais autre de ce que chacun d’eux est singulièrement.

Trente-quatre poèmes, avons-nous dit, et trente-quatre titres convient-il d’ajouter. D’un côté, celui des titres, une série homogènes d’adjectifs ou de substantifs privés de déterminants délimite un champ sémantique univoque et pour le moins inattendu dans ce que le lecteur sait être un recueil poétique et non un traité météorologique :

Sec Arc-en-ciel Variable Caniculaire Venteux Boueux Beau temps Orage Printemps Eté Automne Hiver Cirrus Cumulus Nimbus Dégel Frimas Pluie ou grêle Eclaircie Tempête Marin Alpestre Polaire Tempéré Tropical Matin Vespéral Thunersee Oberland Brume Calme plat Givre Rafale Humide.

Il apparaît vite – les poèmes renvoient au seul sujet de l’écriture – que les titres ne sont pas à prendre au propre mais au figuré, qu’ils servent exclusivement de terme de comparaison. Car s’il peut y avoir brouillage ou incertitude, et par là-même renforcement des effets de lecture, c’est dans la mesure où le faible degré de réalité, quant à d’éventuels développements narratifs ou descriptifs, concédé à l’isotopie titrante risque de réduire l’écart analogique à une simple prédication ou, pire, de l’enfermer dans la tautologie.

Mais, encore une fois, le poète n’est pas sec, le poète n’est pas variable, le poète n’est pas venteux ni même boueux. Il suffit d’avancer dans la lecture pour comprendre que la force de l’analogie ne réside pas dans l’approfondissement mais dans la répétition du rapport comparé-comparant, dans l’effet de précarité et de fragmentation que celle-ci produit.

Englobée dans le titre Ondes, l’énumération des sous-titres constitue, certes, un mode de définition mais en aucune façon un inventaire exhaustif. Où s’arrêtent les ondes, du reste ? En procédant par accumulation, Leiris donne l’impression de pouvoir prolonger indéfiniment une liste qui reproduit, avec une récurrence implacable, la labilité dont il fait la loi du vivant :

Sans fracas

la ténèbre se dissipe et,

la bouche s’éveillant,

l’enfer pour un peu deviendrait paradis Eclaircie

Une liste qui s’achève sur une décision extratextuelle – sans aucune de ces formes de cérémonie des adieux auxquelles l’autobiographe nous a habitués - comme, tout aussi arbitrairement, s’achèvera un jour sa propre existence :

Puits du cœur

Où par moments je me noie sans phrase

Ayant pitié de l’enfant heureux

Parce que pas encore dessillé

Ou songeant à celle

Dont le Sort à lourde majuscule,

Qu’il l’écrase elle ou moi,

Ne tardera pas à me séparer Humide

Mais variabilité ne veut pas dire désordre ou incohérence. Derrière ce qui pourrait apparaître tel, une écoute attentive perçoit rapidement l’unité et la cohérence ou plus précisément le timbre d’une voix, « la voix tristesse et joie, gris acier et gris perle qui est l’étoffe de ma parole et – chimère ou vérité – m’apparaît, plus que l’opacité terrienne de mon corps, comme le véhicule patenté, voire la réalité tangible, de mon existence pensante » (Langage Tangage) .

Pour dire ce qui, en fait de loi ne connaît que celle des caprices du temps, point n’était besoin d’une voix affermie et péremptoire comme celle qui, dans l’esprit du jeune surréaliste, aurait dû s’exprimer « à coup d’allitérations et types autres d’instance sonore ou de subtil martèlement » (Langage Tangage) . Il suffisait de se mettre « au service de ce que notre baromètre interne nous dicte » (A cor et à cri) . De trouver la formule infiniment simple dans laquelle, portés par le souffle écourtée de la vieillesse, des énoncés tout aussi simples ont trouvé leur juste expression.

Quand la réalité vous agresse

avec une violence d’ouragan

et que plus que jamais

il vous faudrait un bouclier,

ne comptez pas sur ce que l’art

dote d’une existence

de papier prompt à s’envoler. Rafale

Stéphane Mallarmé, Eventail de Madame Mallarmé

(photo J.-L Charmet)

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