AccueilLa bibliothèqueArchives2015André du Bouchet (1924 - 2001) Sur le chemin
 de la Bibliothèque Jacques Doucet (1979 – 2011), par Sabine Coron, Michel Collot, Clément Layet,Thomas Augais, Jean-Pascal Léger et Anne de Staël

André du Bouchet (1924 - 2001) Sur le chemin
 de la Bibliothèque Jacques Doucet (1979 – 2011), par Sabine Coron, Michel Collot, Clément Layet,Thomas Augais, Jean-Pascal Léger et Anne de Staël

Page publiée le 2 août 2015, mise à jour le 3 août 2015

Le 4 décembre 2014, en l’Hôtel de Massa, Doucet Littérature, avec la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet et la Société des Gens de Lettres, a rendu hommage à André du Bouchet, en présence d’ Anne de Staël, sa seconde épouse.

Devant une assistance nombreuse, tant d’amis du poète que d’auditeurs curieux d’information, Sabine Coron, directrice honoraire de la Bibliothèque Jacques Doucet, rappelle comment les archives d’André du Bouchet avaient trouvé le chemin de la bibliothèque. L’entrée des premiers manuscrits en 1977 remonte à François Chapon, alors conservateur responsable des collections. Au lendemain de l’exposition consacrée à André du Bouchet et Pierre Tal Coat qui eut lieu en 1979 au château de Ratilly, le poète y ajoutait quatre carnets de notes autographes, dix poèmes manuscrits dont Tal Coat et Sur le pas, et un exemplaire de Laisses, avec aquatintes de Pierre Tal Coat, « exemplaire n° III réservé à la bibliothèque en hommage amical à François Chapon », auteur de la préface du catalogue. En 1989, André du Bouchet fit don des vingt-trois lettres qu’il avait reçues de Pierre Reverdy pour les rapprocher des archives manuscrites que ce dernier avait confiées à la bibliothèque au début des années 1970.

Il faudra attendre 2009 pour que les liens se renouent avec la bibliothèque, grâce à la visite d’Anne de Staël, venue demander timidement s’il lui était possible de revoir un portrait d’André du Bouchet par Alberto Giacometti, qu’elle avait prêté pour le dernier volet de l’exposition Peinture et poésie à New York en 2006. Elle en fit alors don, en l’accompagnant d’un exemplaire de tête de Air, dans lequel figurait ce portrait gravé à l’eau-forte.

Par une lettre manuscrite en date du 18 octobre 2010, signée de sa main et des trois enfants du poète (Paule, Gilles, Marie), Anne de Staël annonçait au recteur Chancelier des Universités de Paris, le don des archives du poète qu’elle souhaitait faire à l’institution : ses manuscrits autographes et dactylographiés de ses poèmes, ses précieux carnets manuscrits, la correspondance relative à son œuvre et quelques photographies.

C’est ainsi que, en cette même année, entre à la bibliothèque un ensemble de manuscrits, correspondance, imprimés et documents relatifs en particulier à ses traductions de Paul Celan, Emily Dickinson, Boris Pasternak, et aux traductions de ses œuvres par Paul Celan, 1946-1997. Puis, en 2011, s’ajoutent 119 carnets, des manuscrits, des correspondances, tous documents précieux pour l’étude et la connaissance de l’œuvre du poète ainsi que 46 livres imprimés avec envois de Maurice Blanchot, René Char, Jacques Dupin, André Frénaud, Philippe Jaccottet, Michel Leiris, Henri Michaux, Francis Ponge, Jean Tortel, etc.

Après cet exposé précis, qui révèle la fidèle générosité des donateurs, Sabine Coron donne la parole aux intervenants qu’elle avait sollicités pour la soirée. Ponctuant les interventions, la voix d’André du Bouchet se fait entendre avec la lecture des poèmes « Extinction », « Laisses », et « le Portail », extrait du film de Michaël Jakob, Si vous êtes des mots, parlez (2000).

Michel Collot, professeur émérite de littérature française à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 ; organisateur du premier colloque consacré au poète : « Autour d’André du Bouchet » (éd. Rue d’Ulm, 1986), éditeur d’un choix de Carnets 1952-1956 (Plon, 1990), organisateur avec Jean-Pascal Léger du colloque international de Cerisy en juillet 2011 (Présence d’André du Bouchet, éd. Hermann, 2012) présente Les Carnets d’André du Bouchet , intervention dont il fait ici le résumé : « Le poète avait toujours sur lui un carnet, où il notait ce qui se présentait à ses yeux ou à son esprit, notamment au cours des longues marches qu’il aimait à faire. Sélectionnées et rassemblées, certaines de ces notes servaient de matière première à l’élaboration de ses poèmes. Découvrant q u e l q u e s - u n s d e ces carnets déposés à Doucet en 1979, je fus tellement frappé par la beauté fulgurante de ces annotations improvisées que je proposai au poète d’en publier un choix dans un volume paru en 1989. Se replongeant ensuite dans la relecture des innombrables carnets qu’il avait conservés, André du Bouchet se décida à les publier lui-même pour en faire de véritables livres, qui ne ressemblent à aucun autre, et qui constituent une part majeure de la production de ses dix dernières années ».

Clément Layet, professeur de philosophie, auteur du volume de la collection « Poètes d’aujourd’hui » consacré à André du Bouchet (Seghers, 2002,éditeur, avec François Tison, des essais d’André du Bouchet sur la poésie écrits entre 1949 et 1959 (Aveuglante ou banale, Le Bruit du Temps, 2011), et d’un choix de carnets des années 1949-1955 (Une lampe dans la lumière aride, Le Bruit du Temps, 2011) recueille au fil des œuvres d’André du Bouchet des citations d’autres poètes qui éclairent sa propre poétique. Lire ci-dessous Glanes d’André du Bouchet .

Thomas Augais, professeur agrégé de Lettres modernes, éditeur des Essais sur l’art d’André du Bouchet (à paraître aux éditions Le Bruit du Temps) interroge l’apport à la poésie de peintres qui ont rompu avec une conception figée de la réalité, comme Giacometti, Tal Coat, Jean Hélion, Nicolas de Staël ou encore Bram Van Velde.

Lire ci-dessous André du Bouchet et les artistes .

En guise de conclusion à ces interventions érudites, Anne de Staël et Jean-Pascal Léger, écrivain et éditeur, évoquent librement quelques souvenirs autour d’André du Bouchet. Ainsi de la première rencontre de Jean-Pascal Léger avec le poète, dont il devient le fidèle éditeur.

Du poète, il a publié : Air 1950-1953 (eau-forte d’Alberto Giacometti), 1977 ; Sous le linteau en forme de joug (dessin et couverture par Pierre Tal Coat), 1978 ; Là, aux lèvres (pointes- sèches de Louis Cordesse), 1978 ; Fraîchir (eaux-fortes de Gilles du Bouchet), 1981 ; Défets, 1981 ; Cendre tirant sur le bleu (lavis de Pierre Tal Coat), 1986, suivi de Envol, 1991 ; Le Surcroît (eaux-fortes d’Albert Ràfols-Casamada), 1989 ; Poèmes de Paul Celan, traduits par André du Bouchet (eau-forte de Gisèle Celan-Lestrange), 1978 ; Sur un rouge de Nicolas de Staël, (à paraître). Il a consacré à André du Bouchet les expositions Pages, peintures (Galerie Clivages, Paris, 1991) et Espace du poème, espace de la peinture (Hôtel des arts, Toulon, 2003).

Après la lecture par Anne de Staël de quelques extraits du poème « Un coup de pierre », s’élève soudain la voix profonde d’André du Bouchet, disant La Liberté des mers de Pierre Reverdy. Manière émouvante d’achever la table ronde par une célébration à trois voix de la poésie.

Après ces moments intenses, ce fut le temps de réjouir les palais et délier les langues. Merci à Jacques Letertre, Brigitte et Gilles Benoist d’avoir donné à cette soirée une fin aussi savoureuse.

Communications de Clément Layet et Thomas Augais

**Clément Layet, Glanes d’André du Bouchet

et respire, toi, dans l’âcre monde

pour dire ce que je fus.

De l’auteur de ces lignes, poète gallois du XVIIe siècle, je ne connais que le nom, Henry Vaughan. André du Bouchet donne les deux vers, suivis du nom de leur auteur entre parenthèses, dans son livre intitulé Carnet 2.

et respire, toi, dans l’âcre monde

pour dire ce que je fus.

S’il a recopié les vers dans son carnet, avant même de les faire figurer dans son propre livre, c’est que du Bouchet s’est nécessairement reconnu en lisant le mot « toi », s’est nécessairement senti visé par ces deux lignes. Non seulement parce qu’il y est question de l’air que l’on respire, comme dans son premier recueil, paru en 1951. Mais parce qu’au dire du poète gallois, l’acte même de respirer, la respiration de celui qui se reconnaîtrait visé par le mot « toi » pourrait dire à elle seule, et avant tout discours, ce que le poète avait été.

Celui se reconnaîtrait poète malgré l’âcreté du monde, celui qui serait décidé, au nom de cette reconnaissance, à respirer l’âcreté elle-même, parlerait, par sa résolution, par sa respiration, de celui qui ne respirerait plus. Nul besoin qu’il en retrace la biographie, pour peu qu’il réponde à l’impératif, de vivre, lui-même d’être poète.

Ainsi la respiration qui fut celle d’André du Bouchet, c’est-à-dire sa langue, aussi unique que celle de tout poète, suffit-elle pour dire, avec tout le détail qu’on puisse exiger, ce que fut Henry Vaughan. Un poète.

Le nom de Vaughan n’est pas effacé. Il reprend corps d’être lié à des mots qui paraissent à nouveau si vivants. Du Bouchet lui confère à nouveau une présence, en entendant la poésie battre son plein dans ces deux lignes, en les restituant à la personne unique qui les a signés. La relation qu’il noue avec la personne de Vaughan a consisté à détacher ces vers, peut-être à les traduire, et à dire à son lecteur : « vous avez vu ce que j’ai vu ? »

Il serait trop faible, dans ces conditions, de dire qu’André du Bouchet cite Henry Vaughan dans ses carnets.

Si nous pouvons certainement découvrir les auteurs qui ont le plus contribué à former son regard, si nous avons le sentiment de nous glisser dans sa bibliothèque en relevant les noms qu’il indique çà et là dans ses écrits, après quelques mots reportés en italiques ou entre guillemets, force est aussi de reconnaître que du Bouchet, à strictement parler, ne cite aucun auteur. Ou du moins, pas dans ses livres. Dans ses articles de jeunesse, qui tiennent à la fois de la critique littéraire, de l’essai philosophique et de la prose poétique, il donne encore des références, des éditions, des numéros de page. Mais, dans ses textes postérieurs à 1960, dans ses écrits de la revue L’Éphémère, dans ses livres, dans ses transcriptions de carnets, où les vers, les paragraphes empruntés à d’autres auteurs sont relativement nombreux, les emprunts ne sont plus des citations.

Il serait absurde, dans ces conditions, de les recueillir un à un, de les arracher encore une fois du sol où ils ont été transplantés, de les retransformer en citations, si le florilège ne constituait pas, à lui seul, un portrait.

Parce qu’ils nous invitent, nous aussi à respirer, ces passages nous disent avec précision ce que fut André du Bouchet.

Le rapport que du Bouchet entretient avec le texte est le même que celui qu’il entretient avec toute chose. Il est arrêté par une phrase, par un vers, comme il voit un rayon illuminer la route. Il recopie les mots comme il ramasse une pierre taillée. C’est l’outil auquel un autre a travaillé. C’est l’outil d’une expérience qui a déjà eu lieu. Mais s’il arrête à nouveau le regard et la pensée, c’est parce qu’il apparaît immédiatement utilisable par soi.

Du Bouchet ne s’approprie pas la phrase qu’il reprend, comme s’il voulait donner l’illusion d’en être l’auteur. Mais il a fait l’expérience de ce qui est signifié, et la phrase, en ce sens, devient la sienne.

… ce qu’on sait n’est pas à soi.

La phrase, le morceau de phrase est cette fois emprunté à Marcel Proust. Du Bouchet le reprend dans les pages qu’il écrit directement après mai 1968 – sous le titre également recopié, et qui depuis a fait florès, « sous les pavés la plage ». L’espoir, presque aussitôt démenti, qu’il a éprouvé pendant les premiers jours de l’insurrection, lorsque la parole semblait circuler plus librement que jamais, était en effet qu’écrivain, intellectuel ou poète, ne serait plus un statut, ne pourrait plus être vu d’un point de vue extérieur, d’un point de vue social :

… ce qu’on sait n’est pas à soi.

La phrase n’est certes ni la plus longue, ni la plus remarquable de Proust. En étant associée à son nom, et en raison même de ce qu’elle signifie, elle en est paradoxalement aussitôt libérée, comme soustraite à son autorité. Car lorsqu’on sait quelque chose, lorsqu’on a vu soi-même la lumière sur la route, rien ne nous appartient plus, nous sommes projetés au-dehors, sur un plan où tous les individus se rejoignent, où toute volonté d’appropriation est de toute façon inéluctablement balayée. L’acte même de voir, d’entendre, de sentir, de toucher, dès lors qu’il met réellement en relation avec quelque chose, conduit le savoir devant l’abîme du non-savoir, aboutit à la disparition inévitable du soi.

Si l’être qui voit se voit lui-même à ce moment, il se verra semblable à son objet, il se sentira pareil à son objet et aussi simple que lui.

Ce qu’exprime ici Plotin, et que du Bouchet relève très tôt, vers 1954, dans les notes qu’il prend pour ses travaux universitaires, c’est l’union qui se produit entre l’esprit et ce qu’il comprend, à l’instant où il le comprend. En cet instant, l’activité de l’intelligence n’est pas celle d’un sujet face à un objet, ou d’un divers face à une unité. Il n’y a qu’une activité qui est celle du comprendre, du voir intérieur. Celui qui voit ne se distingue pas de ce qu’il voit, il le fait être, il l’est en le voyant.

En lisant la phrase de Plotin, du Bouchet la projette sur le terrain de la perception ordinaire. Voir une chose extérieure, et se voir soi-même en même temps, ou du moins penser à soi en train de voir, c’est voir la similitude entre la chose et soi, c’est voir en elle sa propre finitude et sa propre ouverture à l’infinité, c’est voir aussitôt la dissolution de l’union, mais sans retomber nécessairement dans une dualité entre l’objet et le sujet. C’est voir la chose et soi soumis à la même puissance du temps – soi-même ne se distinguant essentiellement de la chose que par la pensée, incapable de surmonter le temps, mais appelée à l’affronter.

De là toutes les paroles que relève André du Bouchet où la figure humaine et les éléments de la nature tissent leurs relations, échangent leurs places, et confèrent à l’expérience du monde sa teneur existentielle.

… il faut marcher pour que la terre tourne autour du soleil.

Du Bouchet isole plusieurs fois ce vers de Victor Hugo : dans ses essais de jeunesse, dans son article de 1951 « L’Infini et l’inachevé », dans le livre entièrement constitué d’emprunts à Hugo qu’il fait paraître en 1956, et dont le titre, magnifique, est lui encore glané, L’œil égaré dans les plis de l’obéissance au vent. Le champ ondule, se plie, et l’œil se perd. Les mots du poème, petits points noirs vivants, comme des mouches au-dessus du champ. Les mots ont un sol, et ce sol est la terre.

Le poème est poème de la terre même. Il vient de la terre, et rentre dans la terre. Le poème n’est poème qu’à condition de ne pas se réduire à du langage, mais de provenir d’une expérience, et de projeter une expérience. Il ne se réduit pas, pour autant, à l’évocation d’une émotion passée. Car telle qu’elle est passée, la sensation s’est déjà volatilisée.

… que comprendre à ma parole / il fait qu’elle fuit et vole.

Rimbaud, peut-être le plus grand poète pour du Bouchet. S’il le nomme si rarement, même dans ses premiers écrits, c’est en raison de cette proximité, de cet attachement mêmes. La parole de Rimbaud et le rythme de la vie, comme deux enfants qui courent à perte de vue, main dans la main.

Unis, au-delà de l’acte de « comprendre », cette fois.

ma parole / il fait qu’elle fuit et vole.

Parole oiseau, qui emporte le son et le sens, dans les airs, loin de nos mains, loin de nos yeux. Comme au-delà du jour. Parole temps, parole nuit. Parole traduisant la vie, l’émotion de vivre, de s’élancer au-devant de la mort. Parole confinant à l’obscurité, obscure elle-même, dans cette proximité.

Ainsi des phrases que nous avons trouvées isolées, parfois traduites, tronquées par André du Bouchet, rapiécées dans le tissu de ses proses, de ses propres poèmes, sont-elles devenues, non pas des phrases d’André du Bouchet, mais des paroles que nous nous souviendrons d’avoir, grâce à lui, découvertes, ou lues comme pour la première fois.

La surface la plus intéressante de la terre est pour nous celle du visage humain. (Lichtenberg)

Lorsque la place réservée au poète n’est pas vide, elle devient dangereuse. (Pasternak)

J’étais mort… et j’attendais encore. (Baudelaire)

La phrase ressort de l’oubli, se dresse hors de tout livre, donne tout ce qu’elle a d’autre à donner que du langage. La phrase porte un nom, et le nom est celui d’une personne qui n’est plus seulement morte.

Les phrases relevées n’étaient pas seulement copiées par du Bouchet dans ses carnets, ou transcrites dans ses livres, mais aussi accrochées près de sa table de travail. Lorsque, près de dix ans après sa mort, nous avons trié ses manuscrits avec Anne de Staël, Michel Collot, Thomas Augais et Victor Martinez, pour qu’ils puissent arriver avec un commencement d’ordre à la bibliothèque Jacques Doucet, quelques phrases étaient encore punaisées sur le mur de son bureau.

Une résolution exprimée par Hölderlin, par exemple, pour se protéger contre toute adversité :

Dans la mesure où je suis plus vulnérable que certains, je dois chercher d’autant plus à trouver un avantage dans les choses qui agissent sur moi de façon destructrice, je dois les prendre, non pas en elles-mêmes, mais seulement en tant qu’elles sont au service de ma vie la plus vraie.

Une formule de Novalis disant à la fois l’essence de la vie, comme celle de la poésie et de la philosophie :

L’art de sauter au-delà de soi-même est partout l’acte le plus haut. Il est le point d’origine de la vie, la genèse de la vie. La flamme n’est rien d’autre qu’un acte de ce genre. Ainsi la philosophie commence là où le philosophant se philosophise lui-même, c’est-à-dire se consume et se renouvelle.

« Sauter au-delà de soi-même », c’est la règle qu’André du Bouchet s’était assignée depuis ses premières années d’écriture. « J’écris aussi loin que possible de moi. À bout de bras ». Carnet du mois de décembre 1951. La vie qui sort de soi, s’arrache à ses propres souffrances, se projette en avant, dans une forme nouvelle, dans une individualité qui n’a encore jamais eu lieu. La vie qui sort du soi, qui entre sur le terrain commun, qui aura pourtant raison d’elle. La vie du commun lui-même, le poème, parole sans évocation, sans souvenir, tendue vers sa propre liberté. Parole sans nom.

Et quand du Bouchet rapporte, dans les « Notes sur la traduction » du recueil Ici en deux, le saisissement vécu par un autre poète, c’est sans le nommer, ni lui, Wordsworth, ni celui par lequel l’épisode est connu, Thomas de Quincey, parce qu’il pourrait s’agir aussi bien de sa propre expérience ou de celle de quiconque :

non, je ne nommerai pas qui, dans les montagnes, se sera en pleine nuit allongé sur la route, appliquant l’oreille contre l’empierrement, pour tenter alors – il y a un siècle et quelque – deux siècles presque – de percevoir le roulement de la roue du courrier porteur de nouvelles, on ne sait plus lesquelles, attendues, et, son espoir ne s’étant pas matérialisé, comme à côté de soi a pu, se remettant debout, aviser tout d’un coup les étoiles – leur éclat, dans sa férocité – telles que jamais encore il ne les avait perçues.

Les passages ainsi recueillis sont souvent mis en lumière par du Bouchet au moyen de leur déplacement dans un tout autre contexte, qu’ils éclairent et qui les éclaire, ou aussi bien au moyen de leur isolement dans la page, qui les fait resplendir. Ici, l’emprunt est rendu solennel par la quasi-prétérition, « non, je ne nommerai pas », par les incises qui retardent le moment de l’épiphanie. Le soi est finalement laissé « à côté » et « les étoiles » brillent au-dessus du texte. Poésie.

Du Bouchet obtient encore le même éclat en procédant parfois de façon inverse, c’est-à-dire sans évacuer la contingence, sans taire le nom et les circonstances, mais en rapportant au contraire l’événement dans les moindres détails, pour faire droit, une fois encore, au vivant. Ainsi nous donne-t-il à entendre des paroles frappantes tenues par ses amis, ses enfants, ses proches. Dans Cendre tirant sur le bleu, notamment, cette déclaration de Pierre Tal-Coat, deux jours avant de mourir :

j’aime tellement l’eau. paroles articulées par Pierre Tal-Coat, demandant à boire, dans l’après-midi du 9 juin 1985, et, clairement, après avoir bu, d’une voix distincte alors, revenant sur une source qu’il avait, enfant, découverte à quelques kilomètres de chez lui, sur la côte bretonne. là, des heures, a-t-il dit, il se tenait à côté de l’eau suintant dans un pré, à attendre les bêtes sauvages – un renard – elles venaient – qui ne sont pas, elles, continuellement, comme on le croit, aux aguets ou sur leurs gardes.

ce si grand peintre, Pierre Tal-Coat, qui, dans la plénitude de sa force, un autre jour, a également observé : ce n’est pas grand-chose, la peinture. présent au surgissement de la réalité qui de nouveau sera ce qu’on oublie, la destination de la peinture n’étant pas bornée à un tableau produit, mais elle-même – pas grand-chose – rien qu’un instant, mais l’instant même marquant l’accueil de ce qui, oublié, n’en est pas moins là, comme à la source l’eau.

À côté de celles des poètes et des philosophes, ce sont bien les paroles des peintres qui frappent le plus fortement du Bouchet. Tal-Coat, Cézanne, Van Gogh. Ou, par excellence, Giacometti.

voyez cette tasse sur la table, devant vous. en trois secondes, votre main peut la prendre. eh bien, pour moi, quand je la regarde, elle est aussi loin que l’horizon. la distance est un tout. cette tasse est aussi éloignée de votre tête que votre tête l’est du soleil. mais le soleil est là, c’est la lumière. il suffit de ce rapport – aussi loin, pour qu’on dise : aussi près. aussi près de votre tête que du soleil. donc vous êtes comme le soleil.

Pas plus que Giacometti regardant n’est face à des objets, du Bouchet lisant n’est pas face à des livres. En renvoyant à d’autres auteurs, il circule sur un plan de rapports. L’auteur antique est à la même distance que le contemporain. Le peintre parle de la même chose que le philosophe ou le poète. Sur le plan où toutes les expériences humaines sont analogues, l’individualité se distingue par la tension de ses liens avec ce qui n’est pas elle, renaît en considérant la tension même qui lui sera fatale.

Aucune citation sur ce plan, ou si l’on veut des citations partout. Le philosophe cite le poète.

Le poète cite le peintre.

Le peintre cite la chose.

N’importe quelle chose cite toutes les autres, vaut comme métaphore de ce qui n’est pas elle. Tout est citant, cité, dès lors que la citation n’est pas la référence, mais le rapport lui-même : la relation vivante, à la fois toujours semblable, et toujours irréductible à toute autre.

Toute chose cite le monde. Toute chose cite l’union de toutes les tensions, elle-même tendue, l’unité inatteignable de toutes les apparences.

Dans la répétition indéfinie des citations, dans l’épaisseur de temps et de sens qui sépare deux occurrences de la même phrase, ou deux phrases qui se ressemblent, ce qui passe pour une tautologie, la stérile répétition du même, exprime en fait la teneur propre à ce qui est chaque fois unique.

Aussi Manet peut-il écrire, une fois assuré que son dessin ressemble un tant soit peu à ce qu’il a vu :

… quand ça y est, ça y est.

Manet rejoint alors Wittgenstein lorsque celui-ci refusait, par fidélité aux choses, de leur donner le moindre nom, et se contentait de dire :

… je vois ce que je vois.

Ou, enfin, et pour terminer, Rimbaud – poète vivant en effet, pour autant que nous soyons résolus à respirer :

… j’y suis, j’y suis toujours.

Thomas Augais

**André du Bouchet et les artistes

AdB s’est intéressé à la peinture dès son séjour en Amérique, où il a fait la rencontre d’André Masson et de Georges Duthuit. Nous avons pu retrouver de cette période des textes sur Géricault, Delacroix, Vuillard.

La méditation sur les artistes du passé ne cesse de nourrir ce qu’André du Bouchet désigne comme ses « annotation sur l’espace ». Les noms de Cézanne ou Courbet par exemple se rencontrent souvent dans ses carnets et ses textes réflexifs, mais il n’a jamais publié de texte sur l’un d’eux, à deux exceptions près : Poussin et Hercules Seghers.

Retour en France : éditeur-assistant revue Transition, fondée par Eugène Jolas, dont André du Bouchet, qui a fait sa connaissance aux États-Unis où la guerre a contraint sa famille à s’exiler en décembre 1940, épousera la fille Tina. Cette revue, qui se donne pour objectif de « rassembler pour le public anglophone le meilleur de l’art et de la pensée français », est dirigée par Georges Duthuit, gendre de Matisse et spécialiste de l’art byzantin = le pousse à la rencontre des artistes vivants : il écrit ainsi un compte-rendu de « trois expositions récentes » : Masson, Miro, Tal Coat.

Les artistes vivants dont la rencontre va vraiment nourrir son œuvre, et auxquels il va consacrer ses textes les plus importants, sont plutôt des artistes de la génération précédente, nés aux alentours des années 1900 : Bram Van Velde (né en 1895), Jean Hélion (né en 1904), Nicolas de Staël (né en 1914). Deux d’entre eux se détachent, qui ont été les préoccupations constantes de toute une vie : Pierre Tal Coat (né en 1905) et Alberto Giacometti (né en 1901). Ce sont ces deux figures dont je dirai qq mots ce soir.

Dans la trame serrée de l’intense dialogue entre les écrivains et les artistes, au cours de ce vingtième siècle où, depuis le Cubisme, les peintres sont devenus selon l’expression de Francis Ponge les « porte-drapeaux de l’offensive intellectuelle [1] », la rencontre entre Pierre Tal Coat et André du Bouchet se détache comme l’un de ces moments décisifs où la recherche d’un peintre aura fourni à la poésie une direction.

L’acuité de leur attention au réel, au dehors, est ce qui relie ces deux artistes, mais surtout le fait que cette attention au réel ait pu devenir le levier d’une des évolutions marquantes de la recherche artistique après-guerre, et non l’attachement rétrograde à une esthétique périmée.

Comprendre le moment de cette impulsion implique d’envisager ce que Dieter Schwartz décrit comme « l’une des étapes fondamentales de l’art européen d’après-guerre », c’est-à-dire le tournant pris par l’œuvre de Pierre Tal Coat à partir de cette année 1948 où, sa peinture ayant « largement rompu avec son propre cours », il sera, pour André du Bouchet, « devenu pleinement Tal Coat [2]
 ». La rencontre des deux hommes durant l’été 1948 confronte ainsi un jeune poète qui naît à l’écriture avec la naissance à lui-même d’un peintre de la génération précédente.

« Oui : nous avons bien fait de sortir [3] », proclame André du Bouchet dès son premier texte évoquant la peinture de Tal Coat, et tout son rapport à cette œuvre apparaît déjà en germe dans l’équivalence rendue possible entre l’immersion dans un tableau et l’affrontement du dehors.

Si André du Bouchet salue chez André Masson l’ouverture récente de son œuvre au « soleil réel », que le poète oppose à la « vision intérieure » de l’ancien peintre surréaliste, cette lumière réelle ne fait chez lui que vivifier un imaginaire qui reste prépondérant : « [André Masson] nous montre comment, conclut le poète, en ouvrant simplement les yeux sur le jour, il revient sans prévenir dans le jeu de l’imaginaire et joue sa partie avec, peut-être, plus de vigueur et plus de sérénité qu’il ne l’aurait fait auparavant [4]. » Tal Coat sait au contraire se garder pur de cette dialectique et de ce jeu qui en dernier recours n’intéresse pas André du Bouchet, parce qu’il y voit la résistance d’un arbitraire du peintre, profondément enraciné, avec lequel au contraire Tal Coat est en train de se donner les moyens de rompre. La clarté dans laquelle Tal Coat travaille, quant à elle, ne souffre plus de compromis, et l’on opposera à la fin du texte sur Masson ce que le poète écrit ensuite à propos de Tal Coat :

On peut noter qu’en règle générale, les peintres commencent par créer un environnement opaque qu’ils ponctuent par la suite de lueurs, qui sont autant d’allusions à un soleil non existant et tendent à évoquer la lumière en dissimulant ce qui est arbitraire ou en laissant à penser que cela est possible. Tal Coat, au contraire, travaille résolument dans la clarté ; l’opacité, comme expression d’une plus ou moins grande résistance à la lumière, n’apparaît dans ses tableaux que comme la résultante d’un certain nombre de clartés et correspond à ce qu’il a pu sauvegarder des espaces traversés, en marquant la limite effective de sa vision [5].

En quoi la lumière devient-elle chez Tal Coat, d’une manière qui pour André du Bouchet n’a pas d’équivalent, l’occasion d’une rupture qui ouvre la voie vers un art « vivant [6] » ?

Ce « soleil réel », Tal Coat en éprouve violemment le choc visuel après sa démobilisation en 1940, lorsqu’il s’installe dans le midi, où la lumière sera, note Henri Maldiney, « l’événement transformateur de son art [7] ». Habitué des ciels du nord, Tal Coat est terrassé par « l’autorité terrible [8]
 » de ceux d’Aix-en-Provence. Son désir de capter la lumière se heurte à « l’évidence aveuglante » d’un soleil inexorable.

Une « nouvelle conception de la représentation plastique [9] » se fait alors jour dans son œuvre d’après-guerre. Une étape est franchie lorsque se tournant vers les aquariums du Trocadéro et les étangs du Jardin des Plantes lors d’un retour temporaire à Paris en 1945, Tal Coat délaisse l’immobilisme des natures mortes pour l’approche de ce mouvement insaisissable auquel confronte l’univers aquatique. Il se heurte alors aux apories de l’abstraction analytique et comprend que ce mouvement importe moins comme réalité observée que comme point de départ inéluctable de toute peinture qui prétend l’approcher. Le passage de la nature morte à la nature revivifiée se fait, comme l’a montré Dieter Schwartz [10], par le délaissement progressif de toute convergence vers le point central d’un motif unique. Lors de son retour à Aix en été 1946, Tal Coat va donner la pleine mesure de ce tournant majeur pris par son œuvre. Le mouvement aquatique, toujours très présent à travers les Cascades et les Tourbillons, fait désormais corps avec un autre mouvement insaisissable, celui de la lumière.

André du Bouchet a compris dès 1949 les enjeux de cette manière nouvelle d’appréhender l’espace pictural en soulignant que Tal Coat a cessé d’« évoquer [11]
 », comme il le faisait autrefois en peignant ses paysages et ses cafetières, c’est-à-dire qu’il a aboli la radicale distinction entre le sujet et l’objet de la peinture, pour lui substituer une continuité. Il refuse désormais de « signifier » le temps, l’espace, en les casant dans une « boîte scénique [12] ». Cette image de la « boîte scénique » par laquelle André du Bouchet fait référence à la tradition occidentale née du développement de la perspective à partir de la Renaissance, souligne l’opposition entre un espace pictural fermé et un espace pictural ouvert, sur laquelle insiste la fin du texte : « Le fait est que [cette peinture] nous conduit, sans effort de persuasion, à un état de quiétude aiguë, de repos vivace qui témoigne insensiblement d’une participation plutôt que d’un spectacle. » C’est notre rapport de spectateur à l’œuvre d’art qui se trouve modifié en profondeur dans cette peinture, affirme ici André du Bouchet de manière pleinement lucide quant aux enjeux de l’opposition entre un « espace milieu » et un « espace spectacle ».

Depuis sa rencontre avec le peintre au cours de l’été 1948, André du Bouchet a pu prendre part au dialogue ouvert sur cette question dans les conversations entre Tal Coat, André Masson, Georges Duthuit et Henri Maldiney.

Dans l’« espace-milieu », le peintre ne se place plus en retrait du monde, il éprouve son appartenance à un espace qui l’englobe, assumant son statut de point au cœur de cet espace.

L’artiste s’affranchit du domaine du mesurable et de la limite imposée par le cadre du tableau, c’est-à-dire par une mesure préétablie, là où lui-même ne peut partir que du point : « Le point dessiné n’est pas par rapport à l’arête de la feuille », dit Tal Coat à l’encontre de cette conception de l’espace-spectacle qu’il rejette, « il faut arriver à effacer cela [13], Clivages, 2007, p. 95.]]
 ».

Tal Coat a su partir de la lumière, il « travaille résolument dans la clarté », affirme André du Bouchet qui ne dissocie pas cette lumière du mouvement, de ce flux ininterrompu de l’existence, et témoigne : « On peut voir certaines de ses toiles capter le reflet des heures et suivre les péripéties du jour comme le ferait un organisme vivant. Le soleil est attiré par cette fluidité et cette souplesse ambiantes, qui toujours lui cèdent sans jamais tenter de le forcer [14]
. »

Le poète montre alors que de cette évidence première découlent les questions du contour, de la ligne et de la couleur, qu’il rapporte à cette volonté de rompre avec l’espace-limite : « Au lieu d’isoler et d’enfermer dans un contour des formes auxquelles il s’agirait d’assigner leur valeur, écrit- il, le peintre nous invite à une sorte de communion vitale dont nous commencions à perdre jusqu’au souvenir [15]
. » Dans la « composition flottante » que Tal Coat oppose désormais à la « composition cadrée » de l’art occidental traditionnel, la ligne n’est plus séparatrice, elle n’enferme plus les objets dans un contour qui les isole les uns des autres, mais devient conductrice, et avant tout conductrice de lumière. De même la couleur telle que Tal Coat la convoque désormais, apparaît indissociable de la lumière. L’ « opacité » devient l’indice « d’une plus ou moins grande résistance à la lumière » et n’apparaît que comme la « résultante d’une certain nombre de clartés » rencontrées au hasard des espaces traversés. Tal Coat affirmait ainsi à Gaston Diehl dès 1941 vouloir utiliser désormais la couleur « en tant qu’équivalent de lumière [16] ». Dans l’effort de Tal Coat pour « peindre lumineux », la toile et les objets eux-mêmes, comme bientôt la page dans l’œuvre poétique d’André du Bouchet, deviennent « source de lumière [17] ».

En quoi le poète peut-il se sentir concerné par cette redéfinition de l’espace pictural en tant que milieu ambiant, au point d’écrire que les poissons de Tal Coat « demeurent vivants autant que la langue vit [18] » ? En désignant dans cette phrase la langue plutôt que la peinture, André du Bouchet s’affirme conscient que la démarche de Tal Coat implique de réfléchir en profondeur sur le signe. Il peut alors assener de manière tranchée : « Ces signes sont somme toute dépourvus de signification [19] ». Dans le mouvement qui la conduit à récuser toute abstraction conceptuelle au cours de sa tentative d’approche de la réalité, la peinture offre une issue face à l’arbitraire du signe, qui passe par la matière et par la sensation : « Au lieu de signifier le temps, l’espace en les casant dans une boîte scénique, [Tal Coat] nous a donné accès aux sensations qui nous permettent de les concevoir. » Le peintre « repousse l’horizon jusqu’à cette région préhistorique où la nature n’a pas encore subi les assauts du langage » et sa peinture « nous invite à un approfondissement de la connaissance qui va dans le sens de la matière ». « Aux poissons, Tal Coat ne retire ni leur eau ni leurs algues », et ces poissons « demeurent vivants ». Tendre vers cette peinture vivante, c’est renoncer au « codage » de la démarche cubiste, qui réduit les objets « en signes lisibles pour le regard du spectateur [20] », pour tenter de donner corps à une « transcription improvisée de la réalité à partir d’un signe qui y participe [21]
 ». Lorsqu’il affirme que les « signes » de Tal Coat sont « dépourvus de signification », le poète souligne donc que le peintre a redonné une fraîcheur nouvelle aux signes picturaux en les rapprochant de leur source, en accord avec cet acte de participation dont Georges Duthuit fait la clef de voûte de sa lecture de l’œuvre de Matisse à la lumière de l’art byzantin.

Le « signe-indice » [22]
 de Tal Coat marque le passage d’un point de réalité, celui occupé temporairement par le peintre, vers un autre. Tous les moyens plastiques sont déterminés par cette tension vers l’objet, puisqu’« on ne peint pas une sensation, on peint les équivalences qui déterminent une sensation » [23]. André du Bouchet place cette question des équivalences au cœur de sa lecture de l’œuvre de Tal Coat en décembre 1949, dévoilant une peinture qui ne cherche plus à « signifier » le temps ni l’espace, mais nous donne accès « aux sensations qui nous permettent de les concevoir [24] ». S’engageant de manière toute physique dans sa critique et témoignant de ce « sens de la chair » qu’il décèle à l’œuvre chez Tal Coat, le jeune poète se fait le garant de l’efficacité de cette méthode nouvelle : « Faces à ces toiles, nous éprouvons des sensations aussi simples que celles du chaud et du froid. Grâce à ces toiles, nous ressentons la limpidité, la pureté, l’activité des puissances élémentaires [25]. »

Pourtant ces constats sont énoncés en 1949 dans une langue qui reste encore tributaire de ce langage rationnel, de ces significations abstraites avec lesquelles, le poète le perçoit de manière aiguë, la peinture de Tal Coat s’efforce de rompre. Cette langue amorce un retour sur soi lorsqu’André du Bouchet écrit que Tal Coat repousse l’« horizon jusqu’à cette région préhistorique où la nature n’a pas encore subi les assauts du langage ».

Cette peinture ouverte de l’espace-milieu, le poète se résout encore en 1949 à en parler avec la langue de la pensée rationnelle, faute d’avoir fourbi ses armes, mais il ressent fortement qu’il doit lui-même se donner les moyens de rompre avec elle. Si le spectateur n’est plus devant ces tableaux, il faudra également que les signes qu’il emploie pour évoquer cette peinture la considèrent non plus comme un objet constitué, mais comme un point de passage que le langage à son tour doit traverser. Il faudra donc employer toutes les ressources de l’expression poétique à forger les « signes-indices » capables non plus de décrire le spectacle d’une peinture arrêtée, mais de donner au lecteur « accès aux sensations » qui lui permettront d’accompagner ce qui lui échappe, c’est-à-dire de s’ouvrir à la vie de cette peinture dont le lecteur du texte pas plus que le spectateur du tableau ne doit être exclu.

Le poète ne pourra donc revenir vers cette peinture que lorsqu’il se sera comme le peintre directement confronté à ce réel qui le fuit pour accéder à la langue capable d’accompagner cette fuite. S’il a fait de la question de la sensation le socle de sa réflexion sur Tal Coat, il va dès lors chercher à rompre sa langue à cette sensation. Dans ses carnets fermente un langage pré-réflexif cherchant à se ressourcer à la matière même de la langue, matière sonore que le poète peut seule opposer à la matière de la peinture, en lui adjoignant toutes les ressources de la matière du papier, c’est-à-dire d’une spatialisation du texte poétique qui repense en profondeur la question de son support. C’est ce travail qui occupe ADB jusqu’à la publication du Moteur blanc en 1956.

En 1954, la galerie Maeght expose des œuvres récentes de Tal Coat, André du Bouchet donne alors un texte qui est une étape importante de la naissance d’une poétique propre et de son articulation avec les problèmes picturaux. Cette articulation se fait à partir du « blanc » qui affirme d’emblée son caractère dynamique, puisqu’il s’agit dans ce texte, plutôt que du blanc, du trajet qui mène « d’un blanc à un autre blanc [26] ». Or, André du Bouchet le réaffirmera à la fin de sa vie, Tal Coat « devient pleinement Tal Coat », à partir de « cette obscurité que marque, dans les alentours de l’année 1949, subitement dans sa peinture une irruption du blanc ». Si le travail d’André du Bouchet sur la syntaxe n’a pas encore atteint le tournant qu’il va prendre à partir des années 60 dans les textes consacrés à l’œuvre d’Alberto Giacometti, il est notable, par rapport au texte de 1949, qu’ « Écart non déchirement », dans une langue beaucoup plus concise, ramassée, parfois proche de l’aphorisme, commence déjà à exploiter les ressources poétiques de ce blanc qui y est thématisé en adoptant une disposition proche du poème en prose.

Il s’agit alors moins dans ce texte de « parler peinture » que d’engager la totalité d’un rapport au monde à partir duquel seulement la peinture est appelée à prendre sens :

Rien ne sépare la terre de son souffle, de ce frémissement lumineux qui marque journellement la lisière. Ce point d’adhérence imperceptible englobe ici la peinture entière et occupe toute l’envergure de son cadre, comme pour révéler de façon définitive la facture du jour, de la terre à la hauteur du ciel.

Ce qui est plein peut devenir vide, le vide devenir plein. C’est un moment du souffle, du passage de la journée à cette autre journée qui s’accroît dans le jour, cette transparence qui grandit dans le corps du jour. D’un blanc à un autre blanc. Un peu de terre, ou toute la terre. La faille sert de corps, le rocher devient blanc. Dur comme une pierre ou dur comme l’air. Blanc comme si tout ce qui était à venir devait naître de cette lacune, croître autour d’un défaut visible que la peinture constate et répare. Si la faille est noire, c’est que le blanc est une valeur pleine : comme l’étoffe déduite de chaque solution de continuité, et d’une poignée de vide qui serait à la source de la réalité. En prenant acte de cette interruption, la toile définit le seuil auquel elle est merveilleusement condamnée. Il semble que la peinture de Tal Coat se destine, avec une entière exclusivité, à vérifier les rapports des deux blancs, à en établir les pouvoirs complémentaires et réversibles, à divulguer le lien essentiel qui court de cet effacement à cette apparition. Ce qui apparaît, c’est la charnière des deux blancs, de l’étendue que notre souffle anime – comme le souffle de la terre que nous imaginons en respirant – ce battement. Et la faille qui départage l’objet et l’objet effacé, le corps tangible et l’espace révolu, devient, à la faveur d’une sorte de miroitement, charnière.

Sortir. Entrer dans une pièce équivalente.

Le poète affirme au sein d’un « écart » son appartenance à cette nature qu’il parcourt alors à pied, en s’arrêtant pour noter la sensation brute, un magma perceptif dont le peintre rend compte également. La première phrase du texte pourrait donc être extraite d’un carnet sans rapport avec la peinture, seule la deuxième tisse le lien, manière de dire que poésie et peinture ne peuvent s’ajointer qu’à partir de cette « source de la réalité qui leur est commune ».

Si ce texte apparaît marqué par la tension de l’écriture entre des pôles opposés, il recherche pourtant moins le sursaut qui le portera plus avant dans la radicalisation d’une rupture que dans l’annulation au sein d’une unité indéchirable parmi la multiplication des écarts. Dans cet espace redéfini comme milieu il n’y a plus lieu que la peinture ni la langue ne se referment sur le spectacle de contraires rivés à leurs significations acquises, tout le texte proclame à l’inverse l’abolition des cloisons d’une esthétique périmée : « Rien ne sépare » ; « univers sans plafond » ; « Rien n’est hermétique » ; « Rien qui ne soit chemin [27]
 ». Beaucoup plus proche de cette esthétique chinoise articulée autour du vide médian qu’approfondirent près d’Aix-en-Provence Tal Coat et André Masson, le texte d’André du Bouchet fait de la notion de réversibilité le point central du dialogue entre peinture et poésie.

Si nous ne sommes plus devant la peinture comme devant une fenêtre mais tentons de rétablir la communication entre sujet et objet immergés dans un même milieu, alors se dessine par l’art une réversibilité possible. Celle-ci permet, écrit Henri Maldiney, la « reprise de l’objet », l’« intériorisation de la distance » et la « reconquête de l’unité perdue » [28] amorcée par Cézanne dont André Masson souligne dans ses Divagations sur l’espace que dans ses dernières aquarelles « la blancheur réservée est une faille qui nous fait déboucher sur un espace total ». De la même manière André du Bouchet pourra écrire à propos de l’inversion des rapports entre le trait et le blanc chez Giacometti que « son trait valorise tout ce qu’il ne dessine pas [29]
 ». Le principe de réversibilité sur lequel repose la notion d’espace-milieu implique donc que par-delà le système fermé des représentations le peintre parvienne à formuler un système d’équivalences qui soient en rapports réciproques. Impossible de comprendre toute la méditation de l’œuvre d’André du Bouchet sur la langue peinture sans accepter le point de départ de cette réversibilité qui permet d’ouvrir une voie médiane entre le poème et l’essai sur l’art à partir de la notion d’équivalence. Et c’est là une voie ouverte par Michel Leiris lorsque dans la revue Document en 1929 il entreprend d’écrire sur la peinture d’Antoine Caron selon une méthode qu’il reprendra dans ses [30] : « parler d’Alberto Giacometti comme il l’a fait lui-même pour Henri Laurens : par allusion, évocation d’image sans rapport analysable avec le trait à déceler, plutôt que par thèse ou description [31]. » Si loin qu’il puisse sembler d’André du Bouchet dans cet entrelacs de rêves et de souvenirs au moyen desquels il entreprend d’évoquer Giacometti, Michel Leiris en abordant l’œuvre par les équivalences kinesthésiques revendique malgré tout lui aussi le primat de la sensation évoquée par l’œuvre sur la description de l’œuvre elle-même. La différence est que chez André du Bouchet, l’accent n’est plus mis sur l’intériorité du sujet mais sur son rapport au monde extérieur, sur un échange entre l’intérieur et l’extérieur au sein duquel le mouvement vers l’extérieur toujours l’emporte.

La question de l’espace-milieu conduit donc à poser un rapport d’équivalences réciproques entre le sujet et le monde au point de contact desquels s’élaborent les « signes-indices » de la peinture ou de l’écriture, qui permettent d’aiguiser cette relation, la dimension seconde de la lecture ou du regard vers l’œuvre d’art étant intégrée dans ce principe de réversibilité généralisé. La peinture comme la poésie s’inscrivent dans cet instant de rupture toujours réitérée qui sépare l’afflux désordonné des sensations et le moment où le poète est capable de mettre un nom sur cet innommé, où ce que le peintre a vu tend à se cristalliser en image. Ce que le texte de 1954 définit comme « rapport », « charnière des deux blancs », « véhicule blanc », « indice au cœur de l’évidence » ou encore « foyer » est cet interstice qui sépare « le temps du premier coup d’œil et celui où nous nous rabattons sur nos consignations ou de mots ou d’images banalisées, la nécessité de nommer ayant repris le dessus [32] ». La peinture qui touche André du Bouchet est celle qui sait se tenir au sein de cette « relation colorée d’un tenant et d’un bloc » en élargissant l’interstice au moyen de signes ouverts qui laissent le rien « fleurir
 [33] » au sein d’une « rupture toujours fraîche [34] ».

La spatialisation du texte poétique chez André du Bouchet à partir de la publication du Moteur blanc en 1956 – dont le titre est très proche de ce « véhicule blanc », foyer et point de renverse d’ « Écart non déchirement » en 1954 – si elle ne peut se lire en faisant abstraction des expériences de la poésie dans ce sens depuis Mallarmé, ne livrera donc sa portée véritable que dans le dialogue avec la peinture contemporaine de ses premiers poèmes. Une telle nécessité conduira le poète au cours de sa réflexion sur Giacometti, puis sur Tal Coat de nouveau, à briser l’ordre de la syntaxe traditionnelle, dernier reste de ce qui relie encore le texte de 1954, « Écart non déchirement », à une littérature de l’espace-limite.

Notes

[1PONGE Francis, Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, Paris, Gallimard/Seuil, 1970, p. 91 : « [...] un homme comme Picasso peut être considéré comme un porte-drapeau de l’offensive intellectuelle ».

[2Voir la conférence prononcée par André du Bouchet à l’invitation de Dieter Schwartz à l’occasion de l’exposition Tal Coat devant l’image, Kunstmuseum, Winterthur, février-mai 1998. Le dactylogramme du texte de cette conférence est contenu dans le fonds André du Bouchet déposé à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.

[3DU BOUCHET André, « Three exhibitions : Masson – Tal Coat – Miró », Transition forty-nine, n°5, décembre 1949, p. 89-95. Réédité dans L’Étrangère, n° 14-15, Bruxelles, La Lettre volée, juin 2007, p. 433-445 (traduit de l’anglais par Jean-Baptiste de Seynes). Extrait cité p. 439.

[4« Three exhibitions : Masson – Tal Coat – Miró », op. cit., p. 436.

[5Ibid., p. 438.
6 Idem.

[6Idem.

[7MALDINEY Henri, « La Quête de l’ouvert dans l’art de Tal Coat », Ouvrir le rien, l’art nu, Encre Marine, 2010, p. 347.

[8PONGE Francis, La Mounine ou note après coup sur un ciel de Provence, in Tome premier, Paris, Gallimard, 1965, p. 385.

[9SCHWARTZ Dieter, « Après le signe – Tal Coat dans les années quarante », catalogue de l’exposition « Tal Coat devant l’image », Genève : Musées d’art et d’histoire ; Colmar : Musée d’Unterlinden ; Antibes : Musée Picasso, 1997, p. 65.

[10Voir ibid., p. 71-72.

[11DU BOUCHET André, « Three exhibitions : Masson – Tal Coat – Miró », op. cit., p. 437.

[12Idem.

[13[[L’Immobilité battante, entretiens de Jean-Pascal Léger avec Pierre Tal-Coat

[14DU BOUCHET André, « Three exhibitions : Masson – Tal Coat – Miró », op. cit., p. 437-438.

[15Ibid., p. 438.

[16Tal Coat à Gaston Diehl, Aix-en-Provence, vers 1941-1942 ; cité en partie in DIEHL Gaston, « Peintres d’aujourd’hui », Opéra, 11 décembre 1943.

[17Idem.

[18DU BOUCHET André, « Three exhibitions : Masson – Tal Coat – Miró », op. cit., p. 438.

[19Ibid., p. 439.

[20SCHWARTZ Dieter, « Après le signe – Tal Coat dans les années quarante », op. cit., p. 75.

[21Idem.

[22Voir Idem.

[23Voir DIEHL Gaston, « Peintres d’aujourd’hui », op. cit.

[24DU BOUCHET André, « Three exhibitions : Masson – Tal Coat – Miró », op. cit., p. 437.

[25Ibid., p. 439.

[26DU BOUCHET André, « Écart non déchirement », Derrière le miroir n° 64, Maeght éditeur, avril 1954.

[27Idem.

[28MALDINEY Henri, [Nous étions quelques-uns avec Tal Coat...], Derrière le miroir, n°64, avril 1954.

[29DU BOUCHET André, Qui n’est pas tourné vers nous, Paris, Mercure de France, 1972, p. 40.

[30Pierres pour un Alberto Giacometti

[31LEIRIS Michel, Pierres pour un Alberto Giacometti, Caen-Paris, L’échoppe, 1991, p. 9.

[32Conférence prononcée par André du Bouchet à l’occasion de l’exposition Tal Coat devant l’image, Kunstmuseum, Winterthur, février-mai 1998. Fonds André du Bouchet, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.

[33Idem.

[34DU BOUCHET André, « Écart non déchirement », op. cit.

Stéphane Mallarmé, Eventail de Madame Mallarmé

(photo J.-L Charmet)

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