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Dans le sillage de Jacques Doucet

ERUTARETTIL, par Marie-Claire Dumas

Ou la littérature selon André Breton (et Cie ?)

Page publiée le 1er août 2011, mise à jour le 8 mars 2012

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Sur une page d’écriture

Au XXIIIème Salon International du Livre Ancien qui s’est tenu au Grand Palais du 29 avril au 1er mai 2011, la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, en invité d’honneur, a présenté aux visiteurs quelques-uns des trésors de ses collections. Parmi eux, une pièce a particulièrement attiré mon attention : il s’agit de la maquette manuscrite, sur une double page, d’un panorama de la littérature proposé dans la revue Littérature, n.s. n° 11-12, 15 octobre 1923 (cote BRT 162). Ce document — inséré dans la collection complète de Littérature, n.s., n°1-13, truffée de manuscrits, ayant appartenu à André Breton — est destiné à l’imprimeur et comporte, sous le titre ERATURETTIL en grandes capitales, un ensemble de noms propres, inscrits dans des calligraphies et des couleurs d’encre variées. Un encadrement au crayon bleu cerne le tableau, des exemples de police de caractères étant collés dans les marges, et, en haut de page, on peut lire, de l’écriture d’André Breton, l’indication suivante : « À composer en respectant la disposition typographique et l’alignement d’une page à l’autre, s.v.p. ».

On reconnaît là les pages 24 et 25 de la revue Littérature, qui transpose dans des caractères typographiques divers les indications de couleurs du manuscrit. Ce dernier, par l’étoilement des noms sur les pages en papier quadrillé à petits carreaux, le jeu des couleurs (encre noire, verte, rouge, violette), les styles graphiques, saisit le regard comme un prospectus publicitaire ou une constellation improbable dans laquelle YOUNG, LEWIS, RABBE, LAUTRÉAMONT, VACHÉ, ainsi que SADE, mais à distance des précédents, occuperaient la place d’étoiles de première magnitude, entourées d’astres de moindre importance.

Du manuscrit à l’imprimé

À regarder le manuscrit de plus près, on remarque qu’il est le fruit d’un collage. Le haut du document a été recouvert d’une seconde épaisseur, pour un réajustement de la mise en page, semble-t-il. Seul ERUTARETTIL s’est maintenu sur la surface première.

Les noms rassemblés dans le manuscrit sont ceux que l’on retrouve dans la publication, à quelques exceptions près (d’Arlincourt disparaît in fine, ainsi que Walpole). Si l’ensemble de la composition se laisse saisir d’abord comme une image « explosante-fixe », pour reprendre à Breton sa célèbre formule concernant la beauté, il n’exclut pas le déroulé d’une lecture, de haut en bas de la double page, assurant un enchaînement chronologique qui conduit d’Hermès Trismégiste à Vaché. Cette mise en page, qui vise à frapper l’œil et l’esprit, donne figure à une nouvelle histoire littéraire, telle que Breton et ses amis sont en train de la penser. Elle s’affiche comme une proclamation qui, faisant fi des références attendues, attribue une place majeure à des auteurs jusque là tenus pour mineurs. Les filiations littéraires traditionnelles ont disparu, ERUTARETTIL affiche un nouvel espace-temps de la littérature.

Renversement assez joueur dans la forme, et non sans précédent, dans le domaine plastique : ainsi avait-il suffi à Marcel Duchamp de renverser un urinoir pour en faire une fontaine ! Déjà, en 1922, Desnos avait figuré à la fin de Nouvelles Hébrides, le « Cimetière de la Sémillante », où les membres du groupe de Littérature trouvaient, non sans humour, leur tombeau parmi d’autres contemporains, la fosse commune étant réservée aux grands ancêtres, d’Isidore Ducasse à Vaché.

ERUTARETTIL n’inclut aucun des membres de la revue. En revanche, dans la revue, ces derniers entourent de leurs poèmes la constellation centrale. « Consacré spécialement à la poésie », comme il est dit en page de titre, le numéro frappe par une certaine recherche dans sa présentation, les jeux typographiques des titres de poèmes, la présence de vignettes de Max Ernst, dispersées au fil des pages. Enfin, l’illustration de la couverture, que Breton a choisie dans un lot de dessins proposés par Picabia, disperse, dans des caractères extrêmement maigres, les lettres du titre de la revue qu’elle mélange avec des croix. Cette pulvérisation du mot « littérature » ne rend que plus visible le néologisme ERUTARETTIL qui siège, en capitales énormes et grasses, au centre du numéro.

Des questions

À partir des remarques précédentes, on peut se poser un certain nombre de questions, la première étant : qui est l’instigateur du renversement en miroir du mot « littérature » ? Est-ce Breton lui-même qui s’est adonné à ce jeu d’esprit Dada ?

Ensuite, qui a tenu la plume ? Selon toute vraisemblance, les grandes capitales en noir et vert sont de la main d’André Breton ; le réseau des noms calligraphiés à l’encre violette, d’une écriture déliée dans une ronde de taille courante, appartient à Robert Desnos, qui, comme secrétaire auprès de Jean de Bonnefon ou à la librairie Baillère, eut à exercer ses talents de calligraphe. Les noms écrits à l’encre rouge, dans une ronde d’assez grand format, sont d’une graphie moins assurée : une troisième main est-elle intervenue ?

Par ailleurs, ce jeu d’écriture reflète-t-il les choix personnels des « calligraphes » ? A-t-il la valeur d’une déclaration collective (comme José Pierre le laisse penser en publiant ce texte dans Tracts surréalistes et déclarations collectives) ? N’est-il qu’une mise en forme expressive et ludique, à plusieurs mains, des choix faits par Breton (tels qu’ils se manifestent dans ses lettres à Jacques Doucet en 1922 et 1923, ce que José Pierre laisse également soupçonner) ?

Enfin, si Hugo ou Musset par exemple figurent parmi les auteurs rescapés, pour quelles œuvres ont-ils été sauvés du naufrage ? Est-ce « Ce que dit la bouche d’ombre », pour Hugo, ou « L’Ode à la m ? » ? Les « Confessions d’un enfant du siècle » ou « Gamiani » pour Musset ?

Ainsi qu’il s’agisse du manuscrit ou de la publication en revue, le panthéon littéraire proposé par ERUTARETTIL en 1923 n’est pas aussi simple et ludique qu’il peut y paraître d’abord.

En conséquence l’envie m’est venue de solliciter l’avis de quelques chercheurs dont les compétences pourraient apporter des informations ou des points de vue susceptibles de rendre mieux visible et lisible ERUTERATTIL. À ce jour, une réponse substantielle de Marie-Paule Berranger, professeur à l’université de Caen, m’est parvenue. Elle insère de façon éclairante cette page manuscrite de 1923 dans l’élaboration par le surréalisme d’une nouvelle histoire de la littérature.

Toute information nouvelle sera bien accueillie (adressée par le courrier du site ou par courrier papier à Marie-Claire Dumas, Doucet Littérature, 8 place du Panthéon, 75005, Paris).

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